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Crise du système, crise du remède

Incroyable : alors que les axiomes de la doxa libérale sont démentis les uns après les autres, la droite politique s’en sort finalement mieux que la gauche. L’opinion publique semble faire plus confiance à une droite pragmatique qu’à une gauche dont il est difficile de percevoir encore la valeur ajoutée.

Comme il y a plusieurs gauches, il y a bien sûr plusieurs droites. Des deux côtés, il y a toujours eu une minorité de doctrinaires aux convictions fortes, et une majorité empirique adaptant ses discours et ses pratiques au gré des circonstances. Le balancier du libéralisme intégral a été trop loin ? Qu’à cela ne tienne : on va réactiver l’interventionnisme de l’État pour colmater les brèches. De Sarkozy à Gordon Brown en passant par le néerlandais Balkenende, il semble désormais acquis qu’il revient à l’initiative publique de relancer la machine économique. La «régulation du capitalisme» est dans toutes les bouches tandis qu’on redécouvre les bienfaits de quelques recettes traditionnelles, comme le recours au déficit budgétaire à des fins de relance. Les impératifs de salut public arrivent même à réconcilier gauche et droite gouvernementale en Belgique, où par extraordinaire Onkelinx et Reynders semblent être tombés d’accord sur les mesures d’urgence à prendre. Mais l’époque a changé. On évoque la crise de 1929. Pour en sortir, il avait fallu la relance du New Deal rooseveltien, qui combina soutien à la consommation populaire et interventionnisme économique en creusant le déficit des finances publiques. Mais en 1974, lors du choc pétrolier qui mit un terme aux Trente Glorieuses, on fit exactement l’inverse, puisque cette année marqua la fin de la période inaugurée par le New Deal et prolongée à la Libération par le plan Marshall en Europe. À partir de cette année-là, le syllogisme vertueux de l’époque – «les salaires d’aujourd’hui sont la consommation de demain et le dynamisme économique d’après-demain» – fut remplacé par le «théorème» d’Helmut Schmidt, qui venait d’accéder au poste de chancelier de la République fédérale allemande : «Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain». Ce théorème servit de devise officieuse à l’économie mondialisée. Dans une période qui consacra la libre circulation des capitaux et des marchandises, le Capital, désormais objet de toutes les attentions pour qu’il ne s’évade pas vers des cieux plus rémunérateurs, était confirmé à la première place au détriment du Travail. En son nom, la part des salaires dans la comptabilité économique n’a pas cessé depuis de diminuer. L’auteur du théorème qui signa l’acte de décès du compromis social-démocrate était lui-même un social-démocrate de la plus belle eau. Dans cette voie, d’autres suivront.

On a cessé de rêver…

Le compromis social-démocrate était basé sur une convergence d’intérêt conjoncturelle entre Capital et Travail. Dans une période de croissance et de plein emploi, profits et salaires pouvaient grossir simultanément en valeur absolue sans que la proportion entre ces deux variables ne se modifie. Aucune des parties n’avait intérêt à une lutte des classes au couteau. Moyennant une concertation permanente sur l’allocation des fruits de la croissance, le mouvement ouvrier pouvait, à travers ses syndicats et ses partis, garantir une relative paix sociale. C’est pourquoi ce modèle s’est surtout épanoui dans les pays de l’Europe du Nord – dont la Belgique – où les organisations ouvrières disposaient d’une solide tradition d’organisation et avaient pu conquérir d’importantes positions dans les mécanismes de concertation. Le compromis social-démocrate signifiait aussi autre chose : on avait cessé de rêver à un au-delà du capitalisme. Les «lendemains qui chantent» de l’ancienne utopie collectiviste avaient pris le visage de l’horreur stalinienne, et mieux valait à tout prendre un capitalisme humanisé. Depuis lors, le mot «socialisme» désigne une histoire, une culture, des organisations, mais plus une société fondamentalement autre. La société rêvée de la social-démocratie est une modalité plus égalitaire et moins brutale de la société capitaliste. Jusqu’en 1974, ce choix n’était pas déshonorant.

There is no alternative

Puis tout a basculé. La mondialisation a violemment modifié les rapports de force sociaux au profit du Capital. Et la crise écologique nous a confronté aux limites physiques de la croissance. Le compromis social-démocrate avait vécu, mais la social-démocratie s’adapta et se fit l’agent du nouveau compromis libéral. Les principaux partis socialistes perdirent leur âme en se faisant les exécutants de la politique voulue par les milieux d’affaires, quand ils ne se sabordèrent pas simplement, comme en Italie. L’argument du moindre mal («sans nous, ça serait pire») fut usé jusqu’à la corde, sans effet. L’Europe des quinze eut un moment treize gouvernements à direction socialiste. Quand la plupart furent remplacés par des équipes de droite, la différence ne sauta pas aux yeux. Pendant toute cette période, un mantra attribué à Tony Blair vint compléter le théorème d’Helmut Schmidt : «Il n’y a pas des politiques économiques de gauche et d’autres de droite. Il y a des politiques qui marchent et d’autres qui ne marchent pas». Les gouvernants européens de tous les bords rejoignirent alors le Tina de Margaret Thatcher : There Is No Alternative. Les socialistes de cette époque se firent un devoir de réconcilier la gauche avec la banque et la grande entreprise, et certains des plus lucides parmi eux exhortèrent leurs camarades à renoncer à leurs vieilles références tellement décalées par rapport à leurs pratiques. La modernité imposait de réduire l’offre politique à un bipartisme à l’américaine, ne laissant en présence qu’un centre-gauche et un centre-droit d’accord sur l’essentiel et ratissant large.

Retour au New deal?

Aujourd’hui, le «système» est ébranlé, non pas par la réaction de ceux qu’il écrase, mais de l’intérieur, du fait de ses propres contradictions, et la gauche de gouvernement se retrouve sans voix. Et pour cause : sans s’embarrasser d’idéologie, la droite pragmatique n’hésite pas à lui piquer son vocabulaire, voire ses recettes. Poussée dans les cordes, une partie de la gauche retrouve des accents anciens, comme l’exhortation à relancer une politique de grands travaux par l’initiative publique. Construire des routes, des canaux, des gares, bâtir de grosses infrastructures, ça donne du travail aux chômeurs et aux entreprises, et les salaires réinjectés dans la consommation populaire viendront alimenter la production et combler les déficits par une augmentation des prélèvements. Est-ce une de fois de plus la bonne formule ? Pas sûr. Aujourd’hui, il n’est plus concevable de produire pour produire, indépendamment de ce qui est produit. La crise écologique impose de penser désormais le développement humain en le déconnectant de la croissance économique. En outre, la mondialisation a pour effet que toute augmentation du pouvoir d’achat relance la producion… ailleurs, ce qui casse ipso facto le cercle vertueux du vieux syllogisme d’il y a cinquante ans. Le système est en crise. On cherche toujours le remède. 3 décembre 2009