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Diplomatie et droits de l’homme

Le débat (les crispations) autour de l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne révèle deux impostures. Il apparaît trop tôt, trop vite et au mépris radical de l’avis de la plupart de nos concitoyens qui peine à comprendre où nous mène le projet européen, un monstre devenu insaisissable à la fois bureaucratique et ultralibéral. Il apparaît trop tôt, trop vite et à la lumière (notamment) des droits de l’homme au moment où le reste du monde piétine ces derniers, des États-Unis (Guantanamo) à la Russie (Tchétchénie) en passant par les nouveaux et les anciens partenaires de la Belgique: Lybie, Maroc, etc.

Un monstre bureaucratique

Un des sentiments qui anime le vote protestataire en Belgique, en France et dans bien d’autres pays réside dans la perception d’une coupure, d’une séparation, d’un écart entre les responsables politiques et leurs électeurs. Une coupure qui donne l’impression à ceux-ci de ne plus contrôler les idées et les actes des gens pour qui ils ont voté, et qui présente la classe politique avec son propre «agenda», avec ses motivations et ses intérêts, au-delà des volontés collectives et des suffrages exprimés. Le vote protestataire sanctionne une classe politique considérée comme déconnectée des petites réalités quotidiennes, il punit une «clique» de politiciens professionnels qui auraient trahi ses électeurs. Il sanctionne les élus, et parfois le «système» dans son ensemble et favorise les petits partis, l’extrême droite ou l’abstention. Les gens ont peur qu’on les oublie! Mais ils sont surtout terrorisés à l’idée que, pire, plus personne ne maîtrise les affaires qui les concernent. Au-delà du responsable politique déconnecté de «monsieur tout le monde» et de «l’homme de la rue», les électeurs ont peur que plus personne ne maîtrise réellement la destinée du pays et ne puisse protéger ses intérêts. Ainsi, à la protestation contre l’écart grandissant entre les élus et les électeurs, s’ajoute depuis quelques années la crainte angoissante d’une Belgique livrée à l’aventure européenne, ce projet perpétuel aux objectifs bien incertains. À la sanction de la «classe politique égoïste» se greffe ainsi la peur panique d’un monstre européen totalement incontrôlable aux mains d’une «clique» d’individus pour qui personne n’a pu voter directement. Un monstre bureaucratique impersonnel, un nain politique incapable de développer une identité et une action commune forte et cohérente, et surtout un géant économique abracadabrant livré à la compétition et à la libre concurrence sans autre forme de procès. Qu’elle soit opportune ou non, l’intégration récente de 10 nouveaux pays au sein de l’Union européenne n’a pu qu’aggraver un sentiment général de méfiance et d’incertitude vis-à-vis du projet européen Lire à ce sujet les rapports produits par l’Eurobaromètre sur l’opinion publique et l’Union européenne à l’adresse suivante: http://europa.eu.int/comm/public_opinion/archives/eb/eb61/eb61_fr.htm)… Un sentiment légitime lorsque l’on observe le choc «technique» et «administratif» qui sépare les aspirations de tout un chacun au quotidien (exclusion, emploi, santé…) et le fonctionnement technocratique de l’incroyable bureaucratie qui gravite autour de la Commission. Un sentiment légitime lorsqu’il n’existe plus aucun lien direct entre le vote des citoyens et le choix des commissaires, et surtout le choix des hauts fonctionnaires qui ont un pouvoir démesuré et dont le visage est encore plus inconnu et étranger au commun des mortels. En passant de 380 millions à 450 millions de ressortissants européens, l’Union n’a pas aidé l’électeur belge à s’y retrouver davantage, elle pense «zone économique intégrée» au moment où la grande majorité de ses concitoyens pense surtout à aujourd’hui et à demain, à leur emploi et à leur portefeuille. C’est dans ce contexte que par la misère d’un agenda mal ficelé, les premières négociations autour de l’entrée de la Turquie au sein de l’Union font leur apparition. C’est dans l’ambiance de l’élargissement à l’Est à peine intégré dans les esprits, que l’on parle des Turcs, de la laïcité, de l’islam et de la torture. C’est par manque de pédagogie et de communication appropriées, mais aussi de temps, de sérénité et de patience que le noble projet européen apparaît aujourd’hui encore plus incontrôlable. Qu’il soit nécessaire ou non aujourd’hui! Ce débat semble totalement prématuré au regard des préoccupations des uns et des autres aux quatre coins de l’Europe. Il donne l’impression, et c’est peut-être le but d’ailleurs, que désormais les spécialistes de Bruxelles savent mieux que quiconque ce qui est bon pour près d’un demi-milliard d’individus. L’Union européenne s’agrandit économiquement plus vite qu’elle ne se stabilise politiquement, elle brouille la connivence entre l’agenda des élus et les préoccupations des électeurs, elle donne l’impression que plus personne ne maîtrise notre destin collectif.

Le débat sur les droits de l’homme

Le débat sur la Turquie apparaît non seulement trop tôt et dans un contexte pédagogique catastrophique mais surtout, il surgit sous une forme hypocrite qui ne pouvait plus mal tomber au regard de l’actualité internationale en termes de droits humains, de tortures et de barbarie. Passons les querelles sur «l’armée certes autoritaire mais laïque», la menace religieuse des «70 millions de musulmans» et la symbolique d’une Europe aux «frontières avec l’Irak et l’Iran» Sur ces trois aspects, lire le dossier «Turquie, Europe et laïcité» du magazine Espace de libertés, N°320, avril 2004, pp.4-13. .., et prenons uniquement la question fondamentale des droits de l’homme. Une question qui inquiète ceux qui ont vu jadis le film Midnight Express Réalisé par Alan Parker en 1978, Midnight Express raconte l’histoire d’un jeune américain emprisonné dans des conditions inhumaines en Turquie pour trafic de drogue. Le film a été longtemps accusé d’avoir exagéré la question des droits de l’homme dans les geôles turques et qui lisent encore aujourd’hui les rapports accablants et annuels d’Amnesty International. Une réalité de la Turquie qui épouvante ceux qui voient l’Europe uniquement sous le prisme de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales Un texte du Conseil de l’Europe qui est utilisé comme référence par l’Union européenne. À tort ou à raison d’ailleur! Lire Dogan Özgüden, «La Turquie et les droits de l’homme» in Espace de libertés, op. cit., pp.10-11 Si ces inquiétudes sont légitimes, elles apparaissent au moment où l’armée de la plus ancienne démocratie du monde Ceux qui n’aiment pas l’expression s’adresseront à Ignacio Ramonet du Monde diplomatique dans son éditorial de décembre 2004, «Bush II», Le Monde diplomatique, N°609, décembre 2004, p.1 bafoue allègrement et sans aucun scrupule les droits de l’homme les plus élémentaires. Les reproches formulés à la Turquie se manifestent au moment où le scénario de Midnight Express n’a plus rien à envier aux vécus tragiques des détenus de Guantanamo, des détenus qui n’ont jamais vraiment préoccupé les chancelleries européennes, complices depuis le début par leur silence assourdissant. Dans un ouvrage récent P. Bolopion, Guantanamo. Le bagne du bout du monde, Paris, La Découverte, 2004 qui donne parfois la nausée, le journaliste Philippe Bolopion montre comment l’obsession de la collecte de «renseignements» auprès des détenus de Guantanamo (et plus tard d’Abou Ghraib) a fait qu’en trois ans seulement, «il est désormais parfaitement légal (au sein de l’armée américaine) de déshabiller complètement un détenu, de lui mettre un sac sur la tête, de l’enchaîner dans une position douloureuse, de l’interroger pendant vingt heures d’affilée, sous la menace de chiens et en le bousculant». Et Bolopion de reprendre des documents officiels plus terribles les uns que les autres sur «l’utilisation des positions de stress», la «privation de lumière» et la «stimulation auditive», le «rasage de force», «l’exposition à de l’eau à une température froide» Ibidem, p.164-167 , etc. Autant de documents accablants qui vont dans le sens de témoignages nombreux sur les tortures physiques et psychologiques, les humiliations et les mauvais traitements subis par les détenus de l’armée américaine. L’armée d’un des piliers de l’Occident, dirigé par un homme qui s’invite quand et où il veut en Europe, sans craindre des reproches qui ne lui sont jamais formulés. Si les inquiétudes sur la question des droits de l’homme en Turquie sont légitimes, elles apparaissent, ironie de l’histoire, au moment où un autre invité respectable de l’Union européenne organise légalement la barbarie la plus extrême et la plus sauvage. Sous les ordres de Vladimir Poutine et des plus hauts gradés de l’armée, explique le journaliste Jean-Baptiste Naudet, tous «les combattants tchétchènes, ou soupçonnés de l’être, sont systématiquement torturés à l’électricité, ou encore battus sans fin, souvent jusqu’à la mort. Il n’est pas rare que les soldats russes écartèlent leurs victimes. Quand l’indulgence les prend, ils se contentent de leur couper les doigts ou les oreilles. Les villages soupçonnés de cacher des rebelles sont isolés par l’armée et leur population décimée ou martyrisée. Quelque 20.000 personnes ont disparu depuis le début du second conflit, dont plusieurs milliers d’enfants. Le chiffre des pertes totales depuis le début des hostilités oscille entre 50.000 et 100.000 morts. Comme il y a, en tout et pour tout, 900.000 Tchétchènes, ces pertes se compareraient, dans un pays comme la France, à celles de la guerre 14-18» Extrait issu du dossier «Tchétchénie. Le génocide oublié» réalisé par Jean-Baptiste Naudet pour Le Nouvel Observateur (20-26 juin 2002, p.60 et suivantes). La situation ne s’est pas arrangée depuis 2002 et le nombre de morts ne cesse d’augmenter. Les prisons turques font hélas aujourd’hui pâle figure devant Guantanamo et les «camps de filtration russes» Lire M. Piavaux, «Tchétchénie, la farce de la ‘normalisation’» in Aide-mémoire, Liège, N°31, Janv./Févr./mars, 2005, p.5. L’Union européenne ne peut être crédible sur le plan des droits humains dans ses négociations avec la Turquie si elle refuse de formuler des critiques cohérentes et radicales à l’encontre des États-Unis et de la Russie. Elle ne peut déconnecter les droits de l’homme et l’économie avec les uns pour ensuite les rendre naturellement indissociables avec les autres. Le débat sur l’adhésion de la Turquie au sein de l’Union européenne apparaît vraiment trop tôt, trop vite, et trop brutalement. Il affiche l’écart entre la classe politique et les électeurs, il surgit à la lumière des droits de l’homme au moment où le reste du monde piétine ces derniers.