Retour aux articles →

Droit dans le mur

DROIT DANS LE MUR : Expression qui vise à obliger un interlocuteur à se conformer à l’injonction qui lui est faite faute de quoi il subirait les pires avanies. C’est transposée à l’avenir du système des retraites que cette expression connaît à présent son heure de gloire. Ainsi peut-on dire que « faute de mesures radicales pour faire face au vieillissement de la population, ce sont les jeunes générations que nous précipiterions droit dans le mur ». Un fait, dit-on aussi, vaut mieux qu’un lord-maire (dicton qui affirme la résistance des faits face aux injonctions du pouvoir). Les faits ne valent cependant rien contre le prêt-à-penser. Celui-ci tire sa vérité de l’évidence : les projections démographiques attestent du vieillissement de la population; en conséquence la part de la population qui finance les pensions diminuera alors que celle des bénéficiaires augmentera. La solution découle du constat : il faut retarder l’âge de la retraite de manière à augmenter le nombre de ceux qui paient les pensions tout en diminuant le nombre de ceux qui en bénéficient. L’équilibre ainsi rétabli permettra de sauver le régime des pensions pour les générations futures. Peu importe qu’aucune de ces propositions ne résiste à l’épreuve des faits. Les prévisions démographiques, on le sait, sont beaucoup moins robustes qu’on ne le croit. Ce raisonnement ne tient compte ni de l’immigration, ni des évolutions de la productivité. D’ailleurs, les simulations de population existantes contredisent cette vision catastrophiste de l’avenir des retraites. Enfin, la solution proposée suppose l’existence préalable d’une situation de plein emploi. Sans quoi, comme nous l’observons à présent, l’augmentation de la durée de l’activité se traduirait par une augmentation correspondante du chômage. Il n’en résulterait en conséquence ni une augmentation des recettes de la protection sociale, ni une diminution de ses dépenses. Juste une augmentation du chômage. Une carte blanche récente publiée dans Le Soir (9/12/2003) illustre bien notre propos. Voyons d’abord les faits. Serge Feld, professeur à l’Université de Liège, critique à juste titre la tendance qui, après avoir considéré l’immigration comme la source de tous nos maux, y voit à présent la panacée pour éviter le déclin démographique. Le recours à l’immigration par quotas, comme le propose le ministre de l’Intérieur Patrick Dewael, ne nous empêcherait donc pas d’aller droit dans le mur. En bon démographe qu’il est, Serge Feld sait bien que le vieillissement est une notion trop complexe pour se laisser enfermer dans des équations simplistes. Il connaît aussi les véritables simulations de population. « D’abord, écrit-il, la population belge va continuer à croître jusqu’au moins 2025. La population active, quant à elle, sera encore supérieure jusqu’en 2016 à celle de cette année. Jamais encore il n’y aura eu autant d’actifs en Belgique et dans l’ensemble de l’Europe occidentale que durant les quinze prochaines années ». La baudruche du gouffre démographique se serait-elle dégonflée? C’est oublier le lord-maire paré de sa pensée unique. En effet, Serge Feld ne trouve rien à redire au fait que « la Belgique n’échappera probablement pas au recul de l’âge de la retraite ». Pourtant il notait lui-même dans le même article qu’il existe en Belgique « une réserve potentielle de travail très considérable ». En conséquence, retarder l’âge de la retraite pourrait-il avoir d’autre effet qu’augmenter encore le chômage? Serge Feld caractérise d’ailleurs dans son article le chômage comme « très élevé et en croissance ». Malgré les faits démographiques qu’il recense, le démographe se range donc en définitive aux côtés du lord-maire. La conclusion de son article est net : tout cela ne constitue selon lui qu’une « échappatoire pour négliger les réformes importantes qu’implique le vieillissement de la population ». Le débat engagé sur les retraites, et en particulier l’accréditation dans l’opinion de l’idée suivant laquelle il ne sera plus possible à l’avenir de les garantir, produit la réticence à cotiser (pourquoi payer aujourd’hui si en retour la pension n’est plus assurée?). Sous couvert de modernisation, la voie est alors grande ouverte à la privatisation par capitalisation de l’assurance vieillesse. En conséquence, c’est pour faire barrage aux faits que le lord-maire aurait fait construire les murs.