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Entre contrainte et émancipation des travailleurs

Se former tout au long de la vie est un projet qui génère à la fois espoirs et craintes. Peu de voix s’élèvent pour s’opposer au principe de base : une éducation pour tous et en permanence. Mais une fois dépassé l’objectif initial commun, à savoir l’accès à un emploi, les vues des acteurs du monde du travail sont radicalement différentes. Les syndicats veulent encourager les travailleurs à s’émanciper. Les entreprises souhaitent une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée. Et de plus en plus malléable ?

Avant même d’aborder la question de la formation tout au long de la vie, questionner ce principe même d’éducation permanente est nécessaire. Le concept n’est pas nouveau mais il charrie son lot d’interprétation et d’incompréhension Ce texte est le compte rendu synthétique du Forum de la Centrale culturelle bruxelloise du 12 décembre 2007, au cours duquel ont pris la parole : Eric Buyssens (FGTB Bruxelles), Jean-Pierre Nossent (Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale), Marc Thommes (Bruxelles Formation), Didier Florys (CGSP), Hugues Esteveny (Setca), Anne-Marie Andrusyszyn (Centre d’éducation populaire André Genot), Nordin Boullhamoum (Mission locale de Forest), Alain Bultot (Conseil de l’éducation et de la formation), Françoise Dupuis (ministre bruxelloise de la Formation professionnelle), Mateo Alaluf (ULB), Philippe Van Muylder (FGTB Bruxelles). Pourquoi ? L’éducation permanente est enfant de l’éducation populaire. Portée par la gauche, la formation est alors outil d’intégration sociale, outil d’égalité, outil d’insertion des jeunes et des nouveaux migrants. Mais reprise par la droite, elle devient levier de compétitivité. Dès 1959, la déclaration commune sur la productivité www.ccecrb.fgov.be/txt/fr/1959.pdf.. des partenaires sociaux belges entérine cette double vision et scelle le compromis des idéologies. Nous marcherons ensemble vers la croissance et la formation professionnelle et humaine. En 1976 naît l’«éducation permanente» Le décret de la Communauté française du 8 avril 1976 a défini les conditions de reconnaissance et d’octroi de subventions aux organisations d’éducation permanente des adultes en général et aux organisations de promotion socioculturelle des travailleurs. Il sera abrogé par le nouveau décret du 17 juillet 2003. Jean-Pierre Nossent rappelle ses trois sources d’inspiration : les travaux du sociologue Adorno, les mouvements de résistance en 1940-45 et l’éducation populaire. Adorno veut décloisonner le temps de l’école, la formation du travail, la vie sociale, la vie de famille, la vie militante. Tous ces espaces sont des espaces d’éducation et de formation. Et tous les champs de la vie contiennent des périodes d’éducation. Autre source, les pratiques culturelles des résistants de la Seconde Guerre mondiale qui devaient décider collectivement, se former ensemble. L’éducation populaire enfin développe l’idée que le pouvoir n’appartient qu’aux citoyens. Le partage juste du pouvoir dans l’entreprise, et aussi la conviction que le changement de société ne peut passer que par la transformation des modèles culturels, expliquant l’accent mis sur la culture de production plutôt que la culture d’assimilation dans la traduction de l’éducation populaire. La crise du pétrole de 1973 est encore dans les esprits. Aussi, le concept d’«éducation permanente» se nourrit de la prise de conscience de l’évolution et de la transformation de la société et de la nécessité de s’adapter à celle-ci. Pour la gauche, fidèle à l’éducation populaire (par et pour le peuple), il s’agit de transformer le monde, modifier les structures là où la droite voit un moyen pour le peuple de répondre aux petits dysfonctionnements sociaux. Quand les libéraux votent le décret de 1976, ils pensent que l’éducation permanente va servir à la régénération du travail dans le loisir : apprendre à travailler en équipe, à s’exprimer, à prendre des initiatives. Le malentendu reste entier. Et en 2003, année de l’abrogation du décret de 1976, l’évaluation attendue des politiques d’éducation permanente n’aura pas lieu. L’argument initial est maintenu sans véritable questionnement ; le décret est rédigé à couteaux tirés, par des groupes de pression qui négocient des emplois stables, plus de moyens, de la prévisibilité. Ce ne sont pas des avancées anecdotiques certes, mais il n’y a pas de travail d’évaluation, soit le procédé central de… l’éducation permanente ! Sortir la valeur de l’action…

Le débat persiste

Il y aura toujours des conceptions d’intégration pour panser les plaies de la société, et des visions radicales de révolution de société et de culture de résistance. Le malentendu persiste et se résigne, jusqu’au forum «Le droit à la formation…tout au long de la vie ?! Entre contrainte et émancipation des travailleurs», organisé par la FGTB. Marc Thommes, directeur général adjoint de Bruxelles Formation, y émit d’emblée une crainte : «En arrivant ce matin, je me suis dit qu’il y allait avoir des cow-boys et des indiens. Les indiens de la formation populaire et les cow-boys de l’éducation permanente. D’un côté une vision critique de la société, une éducation par et pour le peuple. Et de l’autre, une vision économique de la formation au service des entreprises de développement économique». Entre former pour l’emploi et émanciper le sens critique, les syndicats se trouvent eux aussi dans une position inconfortable. «Un administrateur délégué de la FEB assume que son objectif politique est de formater l’offre de formation publique aux besoins du marché, rappelle Philippe De Muylder, secrétaire général de la FGTB-Bruxelles. Mais nous, comme organisation syndicale, devons garder les deux objectifs : éducation permanente et formation professionnelle. Par exemple, on a reçu une demande dans le secteur des ‘maisons passives’ de 300 000 m2 de construction. Est-ce être de droite que de vérifier si, dans l’état actuel du marché de l’emploi, il y a des formations professionnelles disponibles pour conduire des camarades dans ce secteur ? Mais sans le cynisme de la FEB, avec nos propres valeurs.» Et celles-ci, dans le débat sur la formation professionnelle tout au long de la vie, sont mises à rude épreuve. Si la base a rappelé les tensions sur les formations créées par l’activation des chômeurs, les «gestionnaires du social» ont rappelé à reconnaître le réel dans ce qu’il est, et à le prendre à bras le corps pour le modifier et l’améliorer au bénéfice de travailleurs. Ainsi, après avoir mis en garde sur les dangers du concept de «formation tout au long de la vie», Marc Thommes a aussi tenté de dresser un tableau des combats à mener. «Le concept fut lancé par la Commission européenne comme une arme pour accroître la formation du capital humain dans une logique de compétition internationale et dans le cadre de la mondialisation de l’économie, rappelle-t-il. Mais progressivement il y a eu un changement, on ne s’est pas contenté de dire qu’il fallait former pour faire face aux défis technologiques mais former les individus partout et de toutes les manières possibles sur toute une série de champs. On a ajouté des aspects liés à la citoyenneté, la culture générale, au citoyen actif.» Il signale également que ces évolutions significatives ont été obtenues parce que les syndicats et la société civile sont de plus en plus impliqués. Une des volontés de la formation tout au long de la vie est de lutter contre la déscolarisation précoce. Les problèmes de décrochage sont plus rapidement pris en charge. La participation, l’accès et l’équité sont aussi au rendez-vous avec comme objectif 12,5% des travailleurs entre 24 et 64 ans impliqués dans des formations tout au long de la vie. Chacun pourra se former à tout moment, de manière large et avec toute une série d’instruments. Chaque compétence apprise dans la vie, même par «bricolage», pourra être valorisée. Bien sûr, le directeur général adjoint de Bruxelles Formation ne se berce pas d’illusions sur la dominante économique qui sous-tend la formation des travailleurs, mais le défi sur le terrain est considérable, notamment à Bruxelles. «Quatre-vingt-cinq pour-cent de candidats stagiaires pour des formations échouent aux quatre tests de base en calcul et en connaissance en langue. Ils n’ont pas les prérequis minimums nécessaires. Deux tiers des chômeurs n’ont pas atteint le secondaire supérieur, 30% des jeunes sortent de l’école sans aucune qualification.» Et de conclure face à ce constat : «Nous ne ferons pas l’économie d’une vaste offensive sur la formation et la prise en compte de la formation tout au long de la vie, tout en étant attentif aux risques inhérents. Il y a une individualisation de l’acte de formation, le mouvement ouvrier et les politiques progressistes doivent se réapproprier le champ de la formation, et y remettre du collectif.» Les pistes d’engagement ne manquent pas. Au sein même de l’entreprise, les syndicats doivent prendre en main la formation des délégués syndicaux à la nouvelle gestion des compétences. Des instruments au sein des entreprises doivent être réinvestis. Le plan de formations par exemple, mais aussi le bilan social de l’entreprise qui contient des informations souvent imprécises sur les chiffres de la formation. Aux travailleurs à être plus exigeants. La négociation collective doit reprendre pied, faire intrusion dans les questions de formation, nouvel objet de marchandage, presque aussi important que les salaires ou les conditions de travail. Les opérateurs de formation sont évidemment des relais et acteurs essentiels. Sans surprise, le directeur général adjoint de Bruxelles Formation défend le nouveau projet pédagogique et la nouvelle manière d’organiser les cours de son organisme : «La démarche préférentielle est d’entrer dans la démarche compétence en la liant à des référentiels métiers, liés à des familles professionnelles, liées à des domaines de formations». Ces grappes permettent d’éviter une simple adaptation des formations aux besoins de l’entreprise. Des compétences transversales sont données, ne cloisonnant pas le stagiaire dans un profil professionnel si étroit qu’il en devient camisole d’emploi.

L’éducation permanente transversale

Dans sa volonté d’élargir les thématiques, Bruxelles Formation intègre ainsi depuis cinq ans l’éducation à la citoyenneté dans ses formations. «Des comités de stagiaires élisent des délégués qui prennent la parole, accroissent leur participation à la vie de Bruxelles Formation, interpellent la direction ; il faut que les gens puissent devenir des citoyens et prennent la parole.» Moins enthousiaste sur ces modules, Didier Florys, délégué CGSP à Bruxelles Formation apporte un autre éclairage, de terrain : «Les forums des stagiaires ne débouchent pas sur des débats passionnés sur des enjeux de société. Ils disent qu’il manque du savon dans les toilettes du fond au 3e étage. Les stagiaires sont généralement perplexes, voire condamnent ces modules parce qu’ils n’en voient pas l’intérêt. Cela ne correspond pas à ce qu’ils sont venus chercher d’une formation professionnelle». Il y aurait contradiction entre le degré d’urgence sociale à trouver un emploi et le fait de rester plus longtemps en formation pour des modules citoyens. «La sensibilisation fonctionne lorsqu’à l’intérieur d’une formation se crée une possibilité d’élargir un débat sur une question de société», constate Didier Florys. Faire de la citoyenneté un thème transversal et non un module en soi en quelque sorte. Mais encore faudrait-il qu’on en laisse l’opportunité aux travailleurs sociaux. Car de cette mission citoyenne, émancipatrice, productrice de créativité et de sens critique, il en serait peu question dans les Missions locales, à en croire Nordin Boulahmoum, co-administrateur délégué d’une de ces structures à Forest. «Par rapport à la question de l’éducation permanente, il est difficile de nous inscrire dans un processus critique avec la contrainte que les gens doivent être employables. Nous participons à rendre plus docile notre public pour lui permettre de s’insérer plus aisément sur le marché du travail. Les missions abordent individuellement les gens, elles travaillent sur l’exclusion, la désaffiliation, mais très peu sur le potentiel humain des gens.» Prises en tenaille entre un État social actif prompt à culpabiliser le chômeur et une gestion comptable des «réinsertions», les Mission locales ne participe quasi pas au processus de conscience collective. «Est-ce à nous de le faire ?, s’interroge Nordin Boulahmoum. Nous sommes tenus par un cahier des charges, la dimension d’éducation permanente est peu présente et le politique insiste peu dessus. Il y a peut-être des pistes sur lesquelles réfléchir en termes d’articulation, notamment avec le mouvement syndical. Il existe des liens mais très faibles au quotidien.» Pointant ces exposés contradictoires des divers responsables et des personnes de terrain, le sociologue et professeur à l’Institut des sciences du travail (ULB) Mateo Alaluf y voit «l’écart entre un fonctionnement formel et un fonctionnement effectif» et constate que «cette distance est effectivement très grande». Le politique identifie un autre écart : celui entre les volontés et les possibilités. Ainsi, Françoise Dupuis, ministre bruxelloise de la Formation professionnelle, souligne que la formation tout au long de la vie peut signifier une réelle opportunité, mais elle complète toutefois ce commentaire de trois précautions : «Il ne faut pas lui faire endosser des espoirs qu’elle ne peut pas porter. Ne négligeons pas l’enseignement de base. Les déficiences peuvent être compensées par un deuxième souffle, mais prétendre que c’est facile serait mentir. Pour moi, le retour sur l’âge obligatoire serait d’ailleurs une erreur.» Deuxième précaution : présenter la formation tout au long de la vie comme une solution face à des pénuries de main-d’œuvre est erroné et dangereux. «Il ne suffit pas d’augmenter la formation pour augmenter le niveau d’emploi. Les offres vacantes restent bien souvent insatisfaites en raison surtout de la pénibilité des postes.» Et de rappeler qu’un programme de formation ne peut pas être une forme de sanction. Enfin, troisième précaution et faisant écho à l’importance de réinvestir le champ des formations : la nécessité de garder la maîtrise d’un système dans le giron public, sous contrôle démocratique. «Les entreprises sont avides de faire rentrer ce domaine (la formation, ndlr) dans le secteur privé. Attention donc à la maîtrise de la certification.»

Des chiffres de qualité ?

Mais la formation à Bruxelles ne se porte pas si mal assure la ministre Françoise Dupuis. Depuis le début de la législature, le volume de formation a augmenté de 17% en nombre d’heures. Il y a 30% en plus de personnes formées, grâce essentiellement au raccourcissement des modules, soit 2 000 stagiaires formés en plus en deux ans et demi. Et les organismes d’insertion socioprofessionnelle qui s’adressent aux demandeurs d’emplois les moins qualifiés ont créé 300 places de formations supplémentaires. Philippe Van Muylder complète ce bilan quantitatif par d’autres chiffres : «Ces progrès ont été enregistrés avec une augmentation du budget de 3% seulement ! Et de manière plus générale, quand l’actuel gouvernement régional a prononcé sa première déclaration de politique générale, trois priorités étaient identifiées : l’emploi, l’économie et le logement. Pourtant ces trois secteurs mobilisent aujourd’hui seulement 17% du budget régional.» Dégager des moyens nouveaux supplémentaires en matière de formations professionnelles est donc essentiel. Mais pas en supprimant la Commission communautaire française et en transférant la compétence à la Communauté française, rétorque Françoise Dupuis, soulignant les spécificités bruxelloises en matières d’emplois et de chômage. Proposant de prendre un peu de recul, Mateo Alaluf nuance les avancées en termes d’éducation et d’emploi : «Les succès des politiques publiques et éducatives sont très importants. La scolarisation de toute une classe d’âge est un progrès réel. Il y a peu, il y avait encore une jeunesse étudiante et une autre travailleuse. L’école a massivement scolarisé. C’est un succès». Dans cette logique productiviste, le flux scolaire doit capter rapidement les signaux du marché. C’est à partir de ces signes que fonctionnent les mécanismes d’orientation vers des segments de marché. Les prêts d’étude participent à cette logique. À partir de ce point, les étudiants qui devront rembourser plus tard doivent envisager leur apprentissage en fonction du système du marché, ils doivent calculer leurs actes pour qu’ils soient le plus rentables possibles. Le résultat quantitatif a toujours été au rendez-vous concernant l’emploi, assure également Mateo Alaluf. «L’emploi n’a jamais diminué en Belgique. Quand Guy Verhofstadt annonça 200 000 emplois, ce n’était peut-être pas gagné mais en obtenir 150 000 allait de soi. Des années 1970 à aujourd’hui, ce fut une succession de succès sur le plan quantitatif mais des échecs d’un point de vue qualitatif. L’école des uns n’est pas celle des autres. Certains emplois ne permettent pas de sortir de la pauvreté, il faut en avoir deux pour nouer les deux bouts.»

Des cow-boys indiens

Reprenant la formule à son compte, Mateo Alaluf s’interroge «non pas sur le fait qu’il y ait des cow-boys et des indiens mais surtout sur le fait que les indiens sont devenus les cow-boys». Entendez par là que les anciens défenseurs de la pensée critique en sont devenus les geôliers dociles. «C’est un choc pour notre génération aux cheveux blancs, militants de l’éducation populaire, de voir que nos idées ont abouti, de voir que ce à quoi nous rêvions est devenu une réalité (la formation tout au long de la vie, ndlr) et de constater que c’est devenu exactement l’opposé de ce que nous voulions ! Pour nous, l’éducation permanente était une démarche de promotion sociale collective, alors que maintenant, elle est un obstacle dans les trajectoires professionnelles des personnes. L’obstacle s’appelle formation et il s’agit de le franchir. Sans quoi c’est l’exclusion.» À la tribune du forum, le sociologue de l’ULB dénonça également l’état d’esprit dominant intériorisé par les tenants de la gauche : le secteur public a intégré les critères de compétitivité, d’individualisation, de mise en concurrence. Il fonctionne dans la nouvelle gestion publique. «Quand on dit aujourd’hui que 80% (de candidats à des formations, ndlr) n’ont pas les prérequis, 30% n’ont pas de diplôme, nous nous inscrivons dans une logique de ‘à quoi est-il bon ?’. Mais la question pertinente est autre : que sommes-nous à même de proposer à ces personnes pour qu’ils puissent entrer dans un système qui leur permette de vivre avec un minimum de dignité ?» Et tout au long de la vie.