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Exercice de style : le Habermas nouveau va arriver

Habermaasss
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Si nous devions citer le nom du plus grand philosophe vivant, il est fort probable que Juergen Habermas récolte la quasi-unanimité des avis de lettrés. Aussi l’annonce d’un ouvrage intitulé Auch Eine Geschichte der Philosophie (Encore une histoire de la philosophie), de 1700 pages, à paraître en deux tomes chez Suhrkamp, a-t-elle déjà créé une anticipation méritée, tant par le titre que par la force intellectuelle de son auteur, qui a 90 ans.

Rendre compte d’un ouvrage avant sa parution est futile, diront d’aucuns. Attendez donc quelques jours pour une recension sérieuse. D’accord, et rendez-vous dans quelques mois avec le lecteur. Mais pour ma défense, l’exercice actuel est un clin d’œil à un nouveau moment formidable dans l’entreprise philosophique habermassienne. Voici un ouvrage qui mérite qu’on en parle même avant sa publication.

Ce n’est pas non plus une lecture totalement aveugle qui est proposée ici. On trouve déjà des indications fortes dans les sous-titres de chacun des deux ouvrages promis, le premier un exposé des grands philosophes sur « croyance et savoir », qu’on pourrait également traduire par « religion et science », le second cernant les « conséquences », littéralement les traces (Spuren), en « liberté rationnelle ».  Par ailleurs, on trouve des éclaircissements chez des spécialistes de Habermas au courant de ce grand projet entrepris au soir de sa vie. Aussi lit-on dans The Cambridge Habermas Lexicon, publié par un compagnon de route et confident, Eduardo Mandieta (avec Amy Allen), un sommaire des neuf chapitres.

Le premier chapitre traite de la généalogie de la pensée métaphysique et de ses crises au cours du 20ème siècle. Le second reprend les « racines sacrées de l’Age axial », un concept présenté par Karl Jaspers. L’âge axial est celui de la pensée religieuse monothéiste, illustrée par le premier commandement (« Tu n’auras pas d’autres dieux que moi »). Le troisième chapitre développe l’héritage de l’âge axial dans le monde non-occidental : ancien judaïsme, confucianisme, jusqu’à Socrate. Le quatrième contemple la symbiose de la foi et du savoir dans le platonisme chrétien jusqu’à Saint Augustin. Le cinquième avance la différence entre sacerdoce et royauté en Europe chrétienne et la réponse de Saint Thomas d’Aquin. Le sixième, intitulé « la Via Moderna », place la rupture occasionnée par la Renaissance entre Ockham et Vittoria. Le septième chapitre s’adresse à la « séparation entre foi et savoir » dans le protestantisme et le développement philosophique du sujet. Le chapitre huit analyse la naissance de la pensée postmétaphysique chez Hume et Kant. Le dernier chapitre est doctement intitulé : « Du corps et de la raison : de l’esprit subjectif au sujet étudiant socialisé par la communication ».  Mandieta parle également de deux ‘intermèdes’.

Une autre indication pour une lecture anticipée est la trajectoire exceptionnellement riche de la pensée de Habermas. Sur la base, en partie, du Cambridge Habermas Lexicon, paru en avril 2019, je propose quatre périodes dans son développement. La première période est ontologique, et s’illustre dans son premier ouvrage sur Schelling (1954) et ses réflexions sur le monde étudiant (ouvrages publiés notamment en 1961 et 1968) ; la seconde est sociologique, et est représentée par son ouvrage massif sur la communication (1981); la troisième est légaliste-positiviste, lorsque Habermas développe la pensée constitutionnelle et normative de la « deliberative democracy », qui pose en triangle les légitimités théologique, politique et constitutionnelle (Entre faits et normes, 1992); et la quatrième est celle que dominera à jamais Encore une Histoire de la Philosophie. Elle est forcément philosophique, postmétaphysique si on veut utiliser le vocabulaire habermassien.

Habermas reprend des controverses diverses qui égrènent sa pensée comme ‘intellectuel public’

J’anticipe cette quatrième et dernière période comme un règlement de comptes ultime de Habermas avec la métaphysique dans une convergence entre philosophie et religion par le biais de la raison, augmentée de deux autres thèmes qui traversent sa relecture de la philosophie et de la religion depuis les Grecs : la science et le droit. Le premier volume en serait un exposé chronologique à travers la pensée occidentale, dans le rapport de la philosophie avec le savoir scientifique et la croyance religieuse. Le titre du second volume suggère une analyse synchronique, thématique, où Habermas reprend des controverses diverses qui égrènent sa pensée comme ‘intellectuel public’, depuis son premier moment anti-Heidegger, puis comme théoricien de l’espace public, de la communication, de la règle de droit, de la construction européenne, du cosmopolitisme…

Il est une troisième clef. Un ouvrage d’une telle envergure durera longtemps. Si longtemps, assurément, qu’il faut commencer par ce qu’il représente de nouveau dans l’histoire de l’histoire de la philosophie. Or pour apprécier la nouveauté, il faut en examiner les grands antécédents.

On pourrait en mentionner plusieurs, à une ou plusieurs voix, et en diverses langues. On peut déjà écarter les voix multiples, par exemple, dans la collaboration des trois tomes de l’Encyclopédie de la Pléiade (Gallimard 1969, 1973, 1974), ou des 8 volumes de à Cambridge (Antiquité, 2 vols, 2010 ; Moyen-Age, 2 vols 2014 ; 18ème siècle, 2 vols 2006 ; Philosophie contemporaine, 1870-2015, 2 volumes dont le second, de 1945 à 2015, à paraître. Oxford University Press a sa propre série, moins systématique). Dans tous ces traités, chaque chapitre a son auteur, et il est malaisé d’en distinguer un fil directeur, une philosophie. On peut également écarter les précis et introductions, qui sont légion, par exemple la Little History of Philosophy (Yale 2011) de Nigel Warburton, où chaque grand philosophe est traité en une dizaine de pages. On en sort, malgré les efforts de synthèse louables, frustré et pas très avancé. Dans ce registre approximatif et intellectuellement insuffisant, on cite souvent l’ouvrage un moment célèbre de Bertrand Russell, A History of Western Philosophy (1945), qui place la philosophie dans ce qu’il appelle « le No Man’s land entre la théologie et la science ».

En tranchant brutalement dans le vif, on finit par ne retenir que deux grandes Histoires de la Philosophie qui précèdent celle de Habermas. La première est celle de Hegel, qui rassemble de manière posthume ses conférences tout au long de sa carrière d’enseignant. Elle est accessible en trois tomes chez Suhrkamp dans l’édition en 20 volumes de ses Œuvres Complètes. La seconde, également posthume mais bien moins connue, nous vient du philosophe français Martial Gueroult, et est parue en 4 volumes chez Aubier entre 1979 et 1988.

« tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel »

Seulement deux Histoires de la Philosophie écrites chacune par un seul auteur, ce n’est pas beaucoup en deux siècles. Forcément, elles s’arrêtent vers la date de la mort de leur auteur, Hegel en 1831, Gueroult en 1976. On apprécie d’autant plus le tour de force et l’ambition de Habermas, écrivant Également (auch) une Histoire de la Philosophie, à lire plutôt en Encore (noch?) une Histoire de la Philosophie. Quel en sera le fil directeur ?

Car on connaît le fil directeur de Hegel, qu’il explicite tout au long de ses conférences, et dans une postface lumineuse : l’Histoire de la Philosophie, c’est le développement de l’Esprit, qui est Raison. Pour reprendre une phrase éternelle de Hegel dans une autre grande préface, cette fois à sa Philosophie du droit : « tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel ». L’Esprit c’est la Raison humaine, la Liberté qui en découle, l’Etat qui l’assure, l’Art qui l’exprime, toutes expressions de l’Esprit qui convergent en apothéose dans l’individu idéal porteur d’Esprit, le Philosophe.

On connaît également le fil directeur de Gueroult, qu’il appelle idéalisme radical (ou ‘dianoméatique’, du grec dianomea, doctrine, c’est-à-dire idées-systèmes). Ce sont ces idées-systèmes qui appréhendent la réalité pour lui donner un sens. « Le réel commun ne peut parvenir à la réalité que dans la mesure où cesse son indétermination… Or le passage de l’indétermination du réel commun à une synthèse de déterminations n’est pas le fait de ce réel commun, mais celui de la pensée philosophante qui, posant les déterminations, est créatrice d’Idées, de philosophies. Nous revenons ici vers le pôle de la réalité philosophique : le fondement de la réalité doit se replacer dans les actes de la pensée philosophante. » (Dianoméatique, 1979)

« L’idéalisme radical, dit-il, est, en effet, le renversement de l’hégélianisme : au lieu de partir d’un système démontré pour en déduire, comme conclusion, la réalité de l’histoire de la philosophie, il part de cette réalité pour en déduire un système. Ainsi la réalité de l’histoire ne repose plus sur celle d’un système, mais celle d’un système sur la réalité de l’histoire. Or il est évident que c’est seulement dans ce dernier cas que l’histoire a une réalité propre, car, dans l’autre éventualité, la réalité auto-suffisante du système se substitue à la sienne. C’est en effet ce qui se produit avec Hegel ».

D’autres grands fils directeurs sont-ils possibles ?

Deux lignes-de-fuite, pour utiliser un concept d’un philosophe puissant contemporain, Gilles Deleuze, que Habermas a généralement ignoré, permettent de s’aventurer dans une ébauche de critique à reprendre. L’absence de Deleuze dans la critique de Habermas est une faiblesse à laquelle nous devrons revenir lorsque sa Summa sera publiée, car Deleuze remplace chronologie par structure dans une percée méthodologique qui n’est pas assez appréciée dans l’histoire de la philosophie. Dans Mille Plateaux (1980) notamment, Deleuze (avec Félix Guattari) réussit la gageure de ne pas penser l’histoire, y compris l’histoire de la philosophie, de manière chronologique.

Bien plus modestement, je propose une nouvelle philosophie de l’histoire dont la clef, substantielle plutôt que méthodologique, est la non-violence. Inspirée de notre Révolution du Cèdre, et des convulsions du Moyen-Orient depuis 2011 qui se poursuivent, en non-violence, au Soudan, en Algérie, à Hong Kong, à Moscou récemment, dans l’opposition à la censure violente exercée contre tout dissident, ainsi que dans mille autres actes du quotidien mondial, cette philosophie appelle à la reconstitution d’une fin de l’histoire dans le dépassement du changement révolutionnaire par la non-violence dans la sphère publique. Dans certains textes récents de Habermas, j’ai retrouvé des références explicites à la non-violence. Mais je ne pense pas que son fil directeur en sera ce concept.

Alors, quel fil directeur peut-on anticiper ? Dans le titre que Mandieta nous confie dans une information qui date de 2017, il y a une petite différence avec celui annoncé. Le titre de l’ouvrage était alors Généalogie de la pensée postmétaphysique. Encore une histoire de la philosophie. En suivant les leitmotivs des discours sur la foi et la raison. A la lumière de l’œuvre immense de Habermas, le fil directeur serait la relecture de la pensée philosophique universelle en un passage du religieux au scientifique, passage où la raison domine mais au travers duquel elle continue obligatoirement la foi. Ce sont les détails philosophiques de cet « obligatoirement » qui m’intriguent en particulier.

Jurgen Habermas, Auch eine Geschichte der Philosophie (Encore une histoire de la philosophie) – Band 1: Die okzidentale Konstellation von Glauben und Wissen (volume 1 : La constellation occidentale de la croyance et du savoir), Band 2: Vernünftige Freiheit. Spuren des Diskurses über Glauben und Wissen (volume 2, Liberté rationnelle : Traces du discours sur la croyance et le savoir), Suhrkamp, 1700 pages, parution 30 septembre 2019.