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Géopolitique de l’amiante

Depuis une trentaine d’années, la production et la consommation d’amiante, et avec elles le danger sanitaire, se sont déplacés des pays industrialisés vers ceux en développement, principalement en Asie. Les pays riches utilisent des produits de substitution, non toxiques, les pays pauvres, eux, découvrent l’amiante, présenté comme un produit « irremplaçable ».

Environ 174 millions de tonnes d’amiante ont été produits tout au long du XXe siècle. Si l’on y ajoute la production des première années du XXIe siècle, notre environnement contient plus de 25 kilos de fibres d’amiante par habitant de la planète dont une infime quantité seulement a été éliminée par des procédés sûrs comme la vitrification. Pendant les trois premiers quarts du XXe siècle, l’amiante a été surtout produit et consommé dans les pays industrialisés. La production s’est organisée autour de deux pôles principaux : le Canada et l’ancienne Union soviétique, qui ont fourni plus des deux tiers de la production mondiale au cours du XXe siècle Voir R. Virta, Worldwide Asbestos Supply and Consumption Trends from 1900 to 2000, US Geological Survey, OpenFile Report 03-83. En Afrique, l’amiante a principalement été extrait en Afrique du Sud et au Zimbabwe (ensemble, environ 10% de la production mondiale du XXe siècle). A ces producteurs « moyens », on peut ajouter deux pays où la production n’a connu son essor que tardivement, au cours du dernier tiers de siècle passé : la Chine et le Brésil (ensemble, environ 7% de la production mondiale du XXe siècle mais autour de 30% de la production actuelle).

Il arrive souvent qu’un même groupe industriel, comme par exemple le groupe Eternit, diversifie sa production et se range sous la bannière du lobby pro-amiante au Brésil tout en développant des alternatives moins dangereuses en Europe.

La consommation d’amiante a également été fortement concentrée dans les pays industrialisés. Ce n’est qu’au cours du dernier quart du XXe siècle que le mouvement presque ininterrompu de croissance de la demande d’amiante s’est inversé dans cette partie du monde. Paradoxalement, dans les pays industrialisés, l’ampleur du désastre ne commence à être mesurée qu’après la réduction drastique ou l’arrêt total de la consommation. Généralement, la courbe de mortalité des cancers causés par l’amiante suit la courbe de la consommation d’amiante avec un décalage de l’ordre de 30 à 40 ans. En Europe, le pic de la mortalité ne sera donc atteint qu’aux alentours de 2020, avec des différences entre pays suivant l’évolution de leur consommation d’amiante.

Selon que vous serez riche ou pauvre…

La réduction drastique de l’utilisation de l’amiante dans les pays industrialisés a provoqué une réorientation globale de l’industrie sur la base d’un « double standard ». Dans les pays industrialisés, des procédés de substitution ont permis de se passer d’amiante pour la totalité de ses utilisations. Par contre, dans les pays « en voie de développement », l’amiante continue à être présenté comme une ressource naturelle irremplaçable. Il arrive souvent qu’un même groupe industriel, comme par exemple le groupe Eternit, diversifie sa production et se range sous la bannière du lobby pro-amiante au Brésil tout en développant des alternatives moins dangereuses en Europe. La forte chute de la production d’amiante entre 1990 et 1995 avait suscité l’optimisme. La production mondiale était passée de plus de 4 millions de tonnes à 2,4 millions. hélas, l’industrie est parvenue à enrayer le mouvement au prix d’un redéploiement vers d’autres marchés. Entre 1995 et 2008, la production d’amiante n’a plus enregistré de diminution importante. Elle se situe dans la fourchette des 2 millions à 2,5 millions de tonnes. Les variations reflètent surtout la conjoncture économique dans le bâtiment.

Après l’interdiction de l’amiante dans l’Union européenne, le gouvernement Poutine a formé un groupe d’experts appelé à se prononcer sur une interdiction éventuelle de l’amiante. Son rapport final est un plaidoyer fervent pour l’utilisation du minerai.

Un examen général de la production et de la consommation d’amiante dans le monde permet de dégager quelques tendances. En Europe, le marché est pratiquement inexistant à la seule exception – notable – de la Russie qui reste le premier producteur d’amiante dans le monde. Le débat sur l’amiante a été pratiquement inexistant tant sous le régime soviétique qu’après. Après l’interdiction de l’amiante dans l’Union européenne, le gouvernement Poutine a formé un groupe d’experts appelé à se prononcer sur une interdiction éventuelle de l’amiante. Son rapport final est un plaidoyer fervent pour l’utilisation du minerai. Dans la presse russe, la question de l’amiante est généralement abordée comme une affaire de patriotisme. Les institutions officielles de la fédération de Russie continuent à nier l’importance de ses dégâts sanitaires. Cette vision idyllique est contredite par les données disponibles dans des pays de l’Europe de l’Est qui importaient presque exclusivement de l’amiante soviétique. La ville de Szczucin, située au sud-est de la Pologne, a hébergé à partir de 1959 une importante usine d’amiante-ciment. Les taux de mésothéliome de la plèvre dans la population de cette ville sont parmi les plus élevés au monde. Ils sont parfois 125 fois plus élevés que les taux moyens dans la population polonaise.

Les doubles langages du Canada

Le Canada a été le premier producteur mondial d’amiante jusqu’en 1975. Il bénéficiait de sa proximité avec le premier marché de consommation constitué par les États-Unis. Les mines d’amiante, créées initialement avec des capitaux anglais, étaient principalement situées dans des régions rurales du Québec. Une telle situation présentait l’avantage de pouvoir imposer des bas salaires et des conditions de travail nettement plus défavorables que dans les autres secteurs miniers en Amérique du Nord. Le déclin de la production d’amiante canadien apparaît inexorable dès lors que le marché des États-Unis a presque entièrement disparu et que, dans les autres pays du continent américain, la demande d’amiante connaît une contraction continue. Aucun facteur économique n’explique la poursuite de la production d’amiante au Canada. Sur les autres marchés encore disponibles, le Canada se trouve dans une situation compétitive défavorable. Les coûts des transports se cumulent avec des coûts salariaux sensiblement plus élevés que dans les pays concurrents. Le Canada continue à être le promoteur d’une croisade mondiale pro-amiante mais il se garde bien de pratiquer ce qu’il prêche pour les autres. la consommation d’amiante est très réduite dans ce pays. Plus de 95% de la production est exportée. Au cours du XXe siècle, les États-Unis ont été le principal utilisateur d’amiante dans de nombreux secteurs industriels et dans la construction. Pendant la première moitié du siècle, les États-Unis ont consommé en moyenne 62% de la production mondiale d’amiante. pendant la deuxième moitié du siècle, l’on peut distinguer deux périodes d’une égale longueur. Jusqu’en 1975, les États-Unis restent un des plus grands consommateurs d’amiante. Après cette date, l’on assiste à une réduction rapide de la demande. Bien qu’aucune mesure d’interdiction n’ait été adoptée, les très nombreux procès collectifs menés par des victimes de l’amiante ont poussé la plupart des industries à se tourner vers des alternatives. L’utilisation de l’amiante avait atteint son pic en 1973 avec plus de 800 000 tonnes. Elle s’est réduite à 1 880 tonnes en 2008.

Amérique latine : situation bloquée au Brésil

On a pu observer une délocalisation des risques vers le Mexique au fur et à mesure que l’usage de l’amiante était réduit aux États-Unis. A partir des années septante, le Mexique a en quelque sorte assuré la transition des États-Unis vers une production (presque) sans amiante en manufacturant des produits contenant de l’amiante destinés à son voisin du nord. La chute de la demande de ces produits aux États-Unis a ensuite poussé les entreprises mexicaines à chercher de nouveaux marchés en stimulant la demande intérieure et en exportant vers l’Amérique centrale et Cuba.

Au Brésil, l’administration Lula tend.ait. à suivre le modèle canadien : réduire la consommation d’amiante tout en stimulant les exportations vers d’autres pays.

En Amérique latine, le mouvement pour l’interdiction de l’amiante a enregistrée des succès importants au cours des dernières années. L’Argentine, le Chili, l’Uruguay et le Honduras ont interdit l’amiante. En règle générale, la consommation tend à se réduire dans les autres pays, même en l’absence d’une interdiction formelle de l’amiante. Mais ce mouvement est lent et pas nécessairement irréversible. Le Brésil constitue un cas à part. Une interdiction de l’amiante, réclamée depuis plus de quinze ans par les organisations syndicales, semblait très probable en 2003 à la suite de l’élection du président Lula. Les promesses électorales n’ont pas été tenues et, jusqu’à présent, le gouvernement fédéral a cédé aux pressions du lobby de l’amiante. L’administration Lula tend à suivre le modèle canadien : elle réduit la consommation d’amiante tout en stimulant les exportations vers d’autres pays.

Afrique : la détermination sud-africaine

L’interdiction de l’amiante en Afrique du Sud est exemplaire. Qu’un pays producteur, confronté à une situation économique difficile, ait décidé d’interdire l’amiante constitue une nouveauté encourageante. Dans ce pays, la lutte contre l’amiante est inséparable du combat contre l’apartheid et contre le passé colonial. Les mines d’amiante ont été créées généralement avec des capitaux anglais. Les multinationales européennes appliquaient systématiquement un double standard. Elles refusaient d’adopter les mesures de prévention en vigueur en Europe dans leurs établissements en Afrique du Sud. Dans la mine d’amiante de Penge, les niveaux d’exposition mesurés en 1983 représentaient 260 fois la valeur-limite prévue à cette époque dans les entreprises britanniques. Le Zimbabwe poursuit la production d’amiante dans un contexte d’affairisme chaotique. Le gouvernement Mugabe accuse les promoteurs de la campagne anti-amiante d’être des agents subversifs. Dans le reste de l’Afrique, l’amiante continue à être autorisé mais, pour des raisons économiques, ce continent ne constitue pas un marché privilégié. En Océanie, l’amiante a été interdit au cours de ces dernières années.

Le tournant vers l’Asie

L’Asie constitue aujourd’hui le marché privilégié par les industriels de l’amiante. leur lobby y déploie des efforts considérables pour éviter des mesures d’interdiction. Ensemble, la Fédération de Russie et l’Asie représentent plus de 85% de la consommation mondiale d’amiante. Le tournant a été brutal. En 1990, l’Asie (Russie non comprise) n’arrivait pas à un quart de la consommation mondiale d’amiante. Cinq ans plus tard,elle représentait plus de la moitié de celle-ci. La situation en Asie est contrastée. Le Proche et le Moyen-Orient ne constituent pas des marchés importants pour l’amiante. La consommation d’amiante y connaît la même tendance au déclin que dans les pays industrialisés. Une interdiction de la plupart des usages de l’amiante a été décidée au Japon en octobre 2003. En Corée du Sud, à Taiwan et à Singapour, on va vers un abandon de l’amiante. La plupart des entreprises travaillant avec de l’amiante à Taiwan ont déplacé leurs activités vers la Chine continentale, le Vietnam et la Thaïlande au cours des années nonante. C’est en Chine, en Thaïlande et dans le sous-continent indien que la consommation d’amiante tend à augmenter le plus fortement.

La plus grande mine d’amiante en Chine est exploitée par de la main-d’œuvre carcérale. C’est la mine de Xinkang rattachée à un camp de prisonniers de la province du Séchouan, au sud-ouest du pays. D’après les témoignages disponibles, la plupart des prisonniers travailleraient environ quinze heures par jour sans équipement de protection.

La Chine est devenue par ailleurs un important producteur du minerai. Les conditions d’extraction de l’amiante en Chine sont dramatiques. Il y a un grand nombre de petites mines dans les zones rurales. Pendant longtemps, le premier tri et le tissage des fibres étaient effectués par des paysans comme activité complémentaire à domicile. La plus grande mine d’amiante en Chine est exploitée par de la main-d’œuvre carcérale. C’est la mine de Xinkang rattachée à un camp de prisonniers de la province du Séchouan, au sud-ouest du pays. D’après les témoignages disponibles, la plupart des prisonniers travailleraient environ quinze heures par jour sans équipement de protection. La situation n’est pas plus favorable en Inde, au Pakistan et en Thaïlande. Modeste producteur d’amiante, l’Inde en est par contre un grand utilisateur. La production est dispersée entre de nombreuses petites mines situées dans des zones rurales. Les déchets de la production sont rejetés dans la nature et contribuent à une forte pollution environnementale. Globalement, on peut observer une corrélation entre l’utilisation croissante de l’amiante et l’aggravation de problèmes de santé respiratoire dans la population indienne. La Thaïlande est aujourd’hui le pays où la consommation d’amiante est la plus élevée par habitant. L’importation d’amiante est passée de 90 700 tonnes en 1987 à 181 348 tonnes en 2002. Le sous-continent indien, la Chine et l’Asie du Sud-Est représentent plus de 40% de la production mondiale. Les conséquences pour la santé de la forte augmentation de la consommation d’amiante se feront sentir à relativement long terme. Il y a là un risque de désastre majeur pour la santé publique. Il est permis de penser que l’ampleur de la catastrophe sera amplifiée en Asie par l’extrême précarité des conditions de travail, par la proximité des lieux de travail et de vie qui expose massivement la population et, notamment, des enfants dès leur jeune âge, et par l’absence de surveillance sanitaire de l’immense majorité des travailleurs exposés. Une lutte contre la montre est donc engagée. Dans les pays concernés, de nombreuses organisations syndicales et des associations de victimes unissent leurs efforts pour empêcher la catastrophe. Mais cette lutte n’est guère facile.