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Image du peuple, image de l’élite

«Le populiste, c’est quelqu’un dont on dit qu’il est populiste», voilà sans aucun doute la meilleure manière de définir le populisme : un concept flou qui est utilisé pour qualifier quelqu’un ou quelque chose, et qui en général est connoté négativement. Le populisme ? Une notion ambiguë, un mot qui en dit plus sur les intentions de l’accusateur que sur le profil de la personne visée, un mot qui est synonyme d’injure et d’anathème. Au-delà de ce qui précède, et en écartant la fonction prescriptive et normative du populisme lorsqu’il est mobilisé pour attaquer un adversaire, il est possible de définir avec précision ce qui se trame derrière une rhétorique populiste, et surtout en quoi elle n’est en rien le synonyme spécifique de l’extrême droite. Le populisme n’est pas une idéologie au sens où il n’offre pas un discours sur le monde ni des indications précises sur le chemin que les militants et les sympathisants doivent suivre, il n’a ni valeur, ni histoire, ni héros, ni théoriciens ! Mais en revanche, il renvoie à une certaine vision simplifiée du monde et surtout à une manière de redistribuer et de reclasser les enjeux de société selon une grille de lecture très particulière.

Image du peuple

Le populisme renvoie d’abord à l’idée du « peuple », ou plus particulièrement à l’idée de l’appel au « peuple » comme source de légitimité dans le discours politique : « le peuple pense que… », « le peuple ne veut pas de… », « le peuple n’acceptera pas ceci ou cela… ». Il n’y a pas de populisme sans une certaine image du peuple, et je ne parle pas d’idée mais d’image car le populisme est moins affaire de doctrines ou de constructions intellectuelles que de symboles et d’images. L’image du peuple doit d’ailleurs être suffisamment floue pour donner l’impression que toutes ou presque toutes les composantes de la société peuvent marcher main dans la main sans contradiction : patrons et employés, travailleurs et chômeurs, jeunes et vieux… Mais elle ne peut pas non plus être trop ambivalente, car il faut que l’électeur se retrouve dans cette image et puisse montrer facilement du doigt ceux qui sont exclus du « vrai peuple ». Pour le dire autrement, il faut que l’image du peuple permette aux gens de bien savoir « qui ils ne sont pas » à défaut de savoir « qui ils sont » (identité négative : être, c’est être contre !).

« Le chef charismatique doit rassembler avec son sourire, son dynamisme et sa santé de sportif et, s’il est gros ou qu’il fume, il fera un régime et arrêtera de fumer ! »

Entre le flou et l’ambivalence, on retiendra que dans les discours populistes, le peuple est surtout homogène, majoritaire et travailleur ! Homogène, au sens où les divisions politiques sont une supercherie des partis politiques devenus des factions qui montent les gens les uns contre les autres. Majoritaire, au sens où le nombre vaut vérité et légitimité et qu’à ce titre le peuple n’a jamais tort. Travailleur, au sens où le populisme parle de celui qui a travaillé hier (le retraité), celui qui travaille aujourd’hui (où qui cherche « activement » et « vraiment » du travail), et celui qui travaillera demain (les étudiants). Tous les autres sont des parasites qui profitent du système : ici ce sera les immigrés, là-bas les artistes subsidiés, ici les syndicalistes corrompus. Si le populisme renvoie à l’idée du peuple, il le fait par opposition négative à ses ennemis réels ou imaginaires : les élites de Bruxelles, les hommes politiques « professionnels », les banquiers, les financiers et tous ceux qui paraissent loin du peuple et de ses préoccupations concrètes et quotidiennes.

Image de l’élite

Il n’y a pas de populisme sans une certaine image de l’élite, et ici aussi je ne parle pas d’idée mais d’image. L’image de l’élite doit être suffisamment floue pour pouvoir y caser facilement toutes sortes d’ennemis du peuple : les « juges rouges » de Silvio Berlusconi, les syndicats de Margaret Thatcher, les élites du pétrole pro-américaines de Hugo Chavez, les élites de Bruxelles de Jean- Luc Mélenchon, les partis politiques soumis aux intérêts d’Arnold Schwarzenegger ou encore l’État PS qui contrôle la Belgique selon la N-VA Sur le peuple flamand écrasé par les « Wallons paresseux et les élites de l’État PS », voir J. Jamin, 2012, www.rethinkingbelgium.eu/réel-initiative-files. Et en Wallonie ? Les « intérêts particuliers, individuels ou organisés, fréquemment privilégiés », entendez les fonctionnaires et les syndicats tels que dénoncés par le Manifeste du Parti populaire dans la version soutenue jadis conjointement par Mischaël Modrikamen et Rudy Aernoudt. Mais l’image de l’élite ne peut pas non plus être trop ambivalente et, en fin de compte, on retiendra que dans les discours populistes, l’élite est hétérogène, minoritaire et paresseuse ! Hétérogène, au sens où ce n’est pas la tradition, la culture, la langue ou les valeurs qui rassemblent les élites mais la cupidité et les intérêts financiers et stratégiques communs. Minoritaire, au sens où l’élite ne devrait en aucun cas avoir la légitimité qu’elle prétend avoir car elle ne représente qu’elle-même et pas la majorité du peuple. Paresseuse, au sens où l’élite ne produit rien et ne crée aucune valeur : l’élite financière spécule, l’élite syndicale vit des cotisations de ses clients, l’élite politique vit de son clientélisme, l’élite judiciaire ne tient que grâce aux nominations et au corporatisme.

Leader charismatique

Enfin, il n’y a pas de populisme sans un leader charismatique qui en appelle à la démocratie : un chef, un homme providentiel qui est issu du peuple et qui guide ce dernier dans sa lutte contre les élites corrompues et les politiciens « professionnels ». Le chef charismatique doit être physiquement agréable à regarder car souvent c’est son image qui produit un sentiment d’unité et d’apaisement face à une masse de gens divisée mais unie le temps du discours populiste. Le chef charismatique doit rassembler avec son sourire, son dynamisme et sa santé de sportif et, s’il est gros ou qu’il fume, il fera un régime et arrêtera de fumer ! Mais, par-dessus tout, il doit être issu du peuple ! Il peut éventuellement être devenu riche au fil du temps mais au début de sa carrière, il doit impérativement avoir connu les souffrances du peuple et doit avoir travaillé à la sueur de son front. Il n’y a pas de place pour les « fils de » et les parvenus dans le populisme. À titre d’exemple, Silvio Berlusconi rappelle souvent à qui veut bien l’entendre qu’il ne doit rien à personne et qu’il s’est fait tout seul, en vendant, au début, des aspirateurs au porte-à-porte. L’origine populaire du leader est importante car elle permet d’écarter les accusations formulées à l’encontre de ceux qui sont devenus très riches ou qui finissent par apparaître comme membres de l’élite à force de fréquenter du beau monde en haut de l’ordre social. Trois fils conducteurs caractérisent tout ce qui précède : d’abord le passage du clivage « gauche/ droite » au clivage « système/anti- système » ou plus exactement au clivage « élites du système » contre le « peuple » ; ensuite l’appel du peuple au nom de la démocratie ; enfin la capacité de ce type de discours à se greffer sur toutes sortes d’idéologies, de droite comme de gauche (communisme, socialisme, libéralisme…). Car il est évident que le populisme n’est ni de droite ni de gauche, il est une simplification et une redistribution des enjeux selon une grille de lecture particulière, il n’est pas une idéologie, il se greffe sur des idéologies.

Simplisme

Le populisme rejette les institutions intermédiaires (partis, administrations, syndicats, lobbies, partenaires sociaux…) en faveur d’une relation directe entre le peuple et ses leaders. Et vu de près, l’appel à la démocratie du populisme révèle une volonté de supprimer dans le champ politique toutes formes de médiations entre la volonté du peuple d’une part, et la réalisation effective de cette dernière d’autre part. Cet appel affiche une volonté d’éclipser le temps et la politique, d’éclipser le temps nécessaire à l’élaboration d’une volonté collective, à la prise d’une décision appropriée et à la mise en œuvre de son application effective. Il révèle une volonté d’éclipser l’écart temporel entre « volonté » et « réalisation de la volonté ». La vraie nature du populisme, c’est sa volonté de supprimer le « temps politique » inhérent à la démocratie, aux médiations et à la négociation.

« Le populisme est un discours simplificateur à visée polémique, mais il peut avoir sa légitimité dans certaines situations face à certains problèmes. »

Le populisme fonctionne sur un registre mythique. Il rêve d’une démocratie directe idéale ou la volonté populaire et son exécution effective se confondraient simultanément. Son message implicite est clair : « Vous voulez, vous aurez. Tout de suite ! ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les populistes marquent un intérêt pour le référendum, s’ils font l’éloge du modèle politique suisse, s’ils soutiennent le principe du « recall » qui permet dans certains pays (ou régions) de remettre en question l’investiture d’un élu si un nombre suffisant de citoyens se mobilise dans ce sens (comme en Californie). Ce n’est pas un hasard s’ils admirent les gouvernements et les pouvoirs locaux, les seuls selon eux à être capables de comprendre les problèmes et les aspirations du peuple. La rhétorique populiste simplifie les enjeux qui animent l’histoire et la politique, elle réduit les luttes sociales, les inégalités, la crise économique, l’insécurité, le chômage et bien d’autres thèmes politiques majeurs à une opposition tendue entre deux acteurs uniques prétendument homogènes : le peuple et les élites. Le discours populiste offre une vision duale du combat social et politique et, partant, réduit l’histoire politique à la lutte entre les élites d’une part et le peuple d’autre part.

Être ou ne pas être populiste ?

Ce qui précède nous amène au jugement qu’il faut porter sur de nombreux discours populistes qui dénoncent des problèmes bien réels, et surtout au « taux » de discours populiste nécessaire pour qualifier un individu, un parti ou un discours de populiste. En effet, la difficulté aujourd’hui réside dans un certain nombre de discours qui sont orientés vers des élites qui semblent bien réelles et surtout foncièrement coupées du monde, et qui sont tout sauf imaginaires ! Les exemples sont légion mais la prise de décision et l’exécution des décisions au niveau de l’Union européenne alimentent particulièrement bien la rhétorique populiste et il est parfois difficile de parler de simplisme dans ce cas de figure. Il en va de même à chaque fois qu’on a l’impression, parfois à juste titre, que les partis se mettent d’accord entre eux sans tenir compte des aspirations populaires, ou lorsque les médias apparaissent de connivence avec les élites politiques ou financières. Ainsi, le populisme est un discours simplificateur à visée polémique, mais il peut avoir sa légitimité dans certaines situations face à certains problèmes. Ceux qui ont été choqués de voir Chavez ou Mélenchon mal entourés plus haut dans cet article seront peut-être ici un peu rassurés. Enfin, existe-t-il un « taux » de discours populiste nécessaire pour faire d’un individu ou d’un parti un populiste ? Non ! Mais il est incontestable que de nombreux élus ont leurs moments populistes occasionnels et que d’autres articulent toute leur carrière sur ce registre, à l’image de Silvio Berlusconi. Ainsi, Nicolas Sarkozy a eu ses moments populistes lorsqu’il s’est positionné (à plusieurs reprises ces dix dernières années) du côté du peuple contre les juges qu’ils accusaient de libérer trop facilement les délinquants sexuels, des juges qui étaient pourtant hiérarchiquement sous les ordres du futur président ou de ses collègues de gouvernement. Et de la même manière, avant d’être Premier ministre, Elio Di Rupo a eu ses moments populistes lorsqu’il a dénoncé l’élite de la banque et de la finance au nom du peuple auquel il prétendait appartenir, deux secteurs qui sont pourtant devenus ce qu’ils sont en Belgique aujourd’hui avec l’appui ferme et massif du Parti socialiste au pouvoir depuis très longtemps. Les prérogatives des banques et la dette ne sont pas l’affaire d’une élite lointaine mais le fruit du travail législatif et gouvernemental de partis politiques dont le PS n’a jamais été le plus faible. Dire qu’Elio Di Rupo est du côté du peuple contre le système est littéralement populiste, et pourtant, notre Premier ministre n’est pas un populiste. Il a des moments populistes comme Nicolas Sarkozy sans être un Berlusconi ou un Chavez. Tout ce qui précède montre également que populisme et extrême droite ne sont pas synonymes mais que la deuxième, comme toutes les idéologies, peut emprunter au premier !