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La loi doit-elle sanctionner les vérités historiques ?

Les récentes élections dans les communes à forte implantation turque ont replacé dans l’actualité polémique, entre autres arguments, la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens. Plus directement, à Schaerbeek, la candidate bourgmestre Laurette Onkelinx s’était vue accuser d’avoir, comme vice-Première ministre, encommissionné la demande d’élargissement de la loi antinégationniste aux cas arménien et tutsi pour ne pas heurter son électorat. Au plan international cette même question pèse lourdement dans les négociations sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Dans le monde académique belge, pourtant très peu turbulent, la problématique générale de l’intervention du politique en histoire, dans laquelle s’insère cette question de la législation antinégationniste, a suffisamment interpellé pour que 150 chercheurs et enseignants en histoire signent un manifeste de mise en garde. Bien que l’émotion née à Paris n’y soit pas étrangère, il reste que des initiatives ont été enclenchées en Belgique, souvent inspirées par un souci réel de compassion et de justice rétrospective, mais quelques fois tonitruantes, voire consternantes Pensons plus précisément à la proposition surréaliste, qui porte les signatures de Philippe Pivin, Viviane Teitelbaum, Michèle Hasquin-Nahum et Didier Gosuin, de créer, dans le cadre des institutions régionales bruxelloises un Institut de la Mémoire de la démocratie ainsi que la création et l’attribution du titre de «passeur de mémoire» ouvert aux élèves des écoles . Au-delà de la volonté de faire feu publicitaire de tout bois qui anime certaines de ces démarches, il reste qu’un problème existe chez nous, ne fût ce que par l’existence d’une loi bel et bien en vigueur qui a déjà conduit à des condamnations devant les tribunaux. La loi de 1995 qui punit la négation du génocide des Juifs a ouvert un champ dans lequel se positionnent dès à présent les cas arménien et tutsi, sans qu’aucune limite ait été clairement énoncée qui fermerait le ban. Une commission interministérielle planche effectivement sur la question l’adaptation éventuelle de la loi de 1995 aux exigences nouvelles (informatique) mais aussi à son extension. La question est donc pendante. Mais à cela ne se limite pas cette soudaine incursion du politique pour façonner l’histoire. Depuis plus de vingt ans l’on nous somme de toutes parts de nous conformer au «devoir de mémoire». Ce dernier légitime les initiatives les plus diverses et permet souvent de faire l’impasse sur l’histoire tout simplement. Bref, il n’est que voir l’abondante littérature que ces questions ont produite, en France tout spécialement, pour se persuader qu’un gros problème existe qui met en cause tout à la fois la recherche historique, le rôle des intellectuels, les rapports avec le politique, mais aussi tout simplement avec les citoyens, enclins à juste titre à combattre les discriminations, y compris celles du passé. Il ne faut pas cacher que traiter de ces questions et en particulier du problème des lois antinégationnistes engendre une gène certaine. L’accusation d’antisémitisme est la plus fréquente, l’amalgame avec la faune raciste est constamment opérée, le reproche de donner des arguments aux «ennemis» constamment opposé à ceux qui s’inscrivent en faux du «devoir de mémoire» ainsi pratiqué. Au sein même du monde des historiens, l’unanimité ne règne pas. Certains d’entre eux s’étant investis avec enthousiasme dans le combat mémoriel au nom du «plus jamais cela», s’indignent des procès dont ils affirment être l’objet. D’autres s’identifient avec des institutions qui trouvent là un légitime champ d’activités. La question est donc loin d’être académique. Raison de plus de sortir de la polémique pour poursuivre un débat qui nous concerne tous. En ouverture José Gotovitch et Jean-Pierre Nandrin cadrent les enjeux du débat. Alors que le premier interroge la place de l’histoire dans l’espace public, le second fait le point sur la situation française et belge en matière d’initiatives parlementaires sur l’histoire. Ensuite, au cœur de ce THÈME, s’affrontent les différents argumentaires en faveur ou contre l’extension de la loi poursuivant la négation du judéocide aux autres génocides (arménien, tutsi). L’historien Pieter Lagrou détaille les raisons qui le poussent à s’opposer à toute sanction légale des négationnistes. Côté politique, Philippe Mahoux ne voit pas non plus une telle pénalisation d’un très bon œil. À l’opposé, Christine Defraigne, parlementaire, et François De Smet, philosophe, plaident pour le vote d’une nouvelle loi. Enfin, s’il y a relatif consensus sur cette question dans la communauté des historiens belges, comme le décrit Hugues Le Paige, en France, le débat entre historiens est réel et toujours en cours, tel que le montre Willy Estersohn. Ce dernier, dans la seconde partie de ce dossier, consacrée aux relations ambiguës entre l’histoire et le monde politique, expose comment un parti politique peut instrumentaliser l’histoire par pur but électoral. Dans la même veine, Pieter Lagrou retrace les étapes de la création d’un musée flamand sur l’Holocauste, que les autorités politiques régionales tentent d’influencer à leur profit. Troisième point de vue sur la question ; Maxime Steinberg expose les dangers de la falsification/déviation de l’histoire par les responsables politiques. Enfin, un regard issu du monde de l’enseignement nous a paru indispensable. Michel Staszewski, professeur d’histoire en école secondaire à population majoritairement musulmane, explique ainsi comment des élèves peuvent être conduits à tolérer des thèses négationnistes et comment l’éducation peut y remédier. Ce dossier a été coordonné par Willy Estersohn, José Gotovitch et Hugues Le Paige.