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La politique et les corps : ce qu’en disent Edouard Louis et Isabelle Stengers

Louis-Stengers
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Un petit livre d’Edouard Louis intitulé Qui a tué mon père donne à réfléchir sur les liens et les lignes entre le corps et l’histoire politique. Entre les deux il n’y a rien, un roman de Mathieu Riboulet permet lui de prolonger la question de cet entre-deux. Mes critiques ont toujours été des extensions de création. Celle-ci n’y déroge pas.

« […] Il faut entendre les mots qui ne furent dits jamais, qui restèrent au fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont) ; il faut faire parler les silences de l’histoire, ces terribles points d’orgue, où elle ne dit plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques [1]. »

Ça nous regarde, ça nous oblige, ça nous soulève. Peut-être sommes nous avec Edouard Louis dans ce premier temps. Ça nous regarde vers ça nous oblige. Ça nous oblige, certainement – non pas à prendre parti dans une guerre d’anathèmes – mais à réfléchir collectivement. Approche avec réserve, écart avec désir[2]. Peu importe qui désigne le nous ici, tant qu’il en existe un: nous entrés à l’Université par exemple, puisqu’il faut dire de là où l’on parle, mais de où l’on part souvent aussi. Ça nous regarde : comme le titre d’une installation d’Estefanía Peñafiel Loaiza en 2016 au Jeu de Paume: « Et ils vont dans l’espace qu’embrasse ton regard:  ça nous regarde ». Ça nous regarde – c’est à dire ça nous interpelle, ça nous oblige au regard, à porter le regard, à l’orienter, et donc également à porter notre égard, notre attention, notre considération. Ça nous regarde, intensément, et peut-être jusqu’à ce que ce qui nous regarde devienne aussi ce qui nous soulève, expression d’autant plus corporelle et politique lorsqu’on arrive à se faire soi-même l’acteur de sa réponse, l’impact de sa colère.

Qui a tué mon père est le titre d’un roman qui annonce directement comme un meurtre. Ce n’est qu’une seule voix qui parle, celle du fils, celle d’Edouard Louis. Il parle de son père à partir de l’absence comme Kafka parle de la ville à partir de son vide[3], laissant des récits courts, incisifs et chimériques, de la manière dont quelques brins d’espace se plient dans la discontinuité des temps propre aux souvenirs. Le père ne parle pas, il est le souffle avant les mots, les blancs qui entourent et menacent les signes et l’inquiétude qui tourne autour du récit.

« Apparaître: être — naître ou renaître — sous le regard d’autrui. « Être un homme », suggérait Primo Levi dans les tout derniers mots de son récit d’Auschwitz, revient peut- être simplement à pouvoir espérer voir un homme, un autre homme, un ami: espérer le « revoir un jour », pour qu’il réapparaisse un autre jour, un jour encore[4]. »

Il faut fabriquer une autre imagination

Depuis la publication du deuxième volume de Capitalisme et Schizophrénie, s’intitulant Mille Plateaux en 1980 – volume qui témoigne d’une philosophie intensément concrète et réelle traversée par une dimension politique essentielle – se dégage un acquis nouveau pour Gilles Deleuze et Felix Guattari: désormais il ne peut plus y avoir de philosophie sans en passer par une explication avec le capitalisme.

Le discours économique en lui-même n’a jamais trouvé sa force dans un rapport de correspondance avec la réalité, puisqu’il ne décrit pas la société telle qu’elle est mais telle qu’il [ce discours, ce système] suggère qu’elle soit. Il se glisserait ainsi dans des rapports de production et des modes de vie capitalistes légitimant ou occultant les rapports de domination qui lui sont constitutifs. Il serait d’ailleurs à ce titre performatif au sens où il ne vise pas à simplement décrire la réalité, mais contribue – à travers une série de processus – à la produire, à la justifier, ou à l’occulter[5]. Globalement on peut dire que le capitalisme s’est montré particulièrement généreux par rapport aux détenteurs de patrimoine, ainsi que vis-à-vis des consommateurs (au point – dans les discours économiques – de réduire presque simplement l’indicateur de bien être à la consommation). Concernant les salariés, par contre, il se montre très dur, il est de plus en plus cruel, de plus en plus impassible: les conditions de travail se détériorent, la flexibilité s’accroît, la sécurité d’emploi diminue, le sur-travail pour les jeunes et les précarisés s’aggrave. Nous concernant en tant que citoyen et citoyenne de la planète, le capitalisme est non-démocratique (l’entreprise et le marché étant soustrait – par définition – du contrôle démocratique) et particulièrement menaçant: l’extension de l’économie de marché et la mondialisation produisant d’ailleurs des inquiétudes liées à un sentiment général de perte de souveraineté et d’injustice. Pour de nombreuses vies qui ne comptent pas, la logique du capitalisme tend à devenir non plus invivable, non plus insupportable, mais encore plus – sans doute: meurtrière.

C’est l’état démocratique depuis le dix-neuvième siècle qui a régulé le capitalisme et les injustices dont il était porteur, en assurant son « orientation » vers des principes de justice. La justice est donc la question politique. On peut penser que le droit justifie ce qui est fort, c’est au fond la thèse de Karl Marx, et celle de Nietzsche également. Mais on peut aussi penser que la mission du droit est de renforcer ce qui est juste, c’est à dire de se donner les moyens de réaliser ce qui est juste, ce qui est un combat en lui-même[6]. Discipliner le grand monstre, ce Léviathan à partir duquel les états démocratiques sont nés par mesures successives et lentes, et dont quelque chose de plus juste pourrait naître par obstination et insistance aujourd’hui.

« On ne fera pas confondre le bourreau et la victime »

Il y a une guerre du langage. Par exemple, ce qu’on a commencé à appeler « post-vérité » depuis les Etats-Unis et l’administration de Trump est un certain phénomène de langage dont il est certain qu’il faille combattre son usage: c’est langage contre langage, vérité contre mensonge, poésie contre mot d’ordre. Nommer n’est pas neutre, c’est un acte délibéré qui engage un certain mode de rapport, parfois – souvent – de lutte. Qui ça ? Quoi ça ? Peut-être ce que Isabelle Stengers et Philippe Pignarre ont nommé « les petites mains », celles et ceux qui travaillent et qui s’activent à faire exister le fonctionnement capitaliste sur le mode insaisissable qui lui est propre, qui entretiennent ce qui s’impose avec l’évidence d’alternatives incontournables[7], ceux et celles dont on pourrait dire qu’ils donnent au capitalisme son agilité de pieuvre[8]. « Petites mains » ou « Hommes de main » (expression qui pose le problème du genre) capturés au service de quelque chose qui est la cause du système qui les capturés, surtout si ce système fonctionne comme « un système sorcier sans sorciers ».

« Mais c’est ici que nous devons faire attention. Pragmatiquement attention. Car nous ne savons que trop ce que beaucoup de lecteurs et de lectrices vont conclure : « Je suis une petite main » ; « Nous sommes tous et toutes des petites mains ». Que nous fassions tous, de la chômeuse au PDG, « partie du système » est un thème connu. Il a l’avantage de s’opposer au tri entre les « bons » et les « mauvais », mais peut mener aussi à une forme de culpabilité collective dont chacun et chacune ne pourrait « se laver » que par les mesures les plus extrêmes: le « système » est tel que seul un trajet de rupture véritablement héroïque, sans concession, peut prétendre lui échapper.
Or, nous sommes certainement à peu près tous et toutes dedans, et tous et toutes affectés, mais il faut pouvoir dire que nous ne sommes pas tous et toutes des petites mains. Il faut pouvoir faire une différence entre les ouvriers mis dehors par une opération de « rationalisation des ressources humaines » et celui, ou celle, qui a mis au point le plan concluant à la nécessité rationnelle de les licencier. Quitte à résister à ce qui semble pourtant une pensée très élevée, très lucide: se reconnaître coupable de ce que l’on subit pourtant.[9] »

Savoir diagnostiquer les discours sorciers qui capturent dans un « impossible de faire autrement », un « il faut bien », un « je sais bien mais quand même » qui paralysent et anesthésient, ce n’est plus seulement prendre conscience – la dénonciation et la prise de conscience ne sont pas forcément suivies d’effets d’émancipation[10] – mais voir là où nous sommes capturés et apprendre à se protéger. Ce serait donc une question d’apprentissage – d’apprendre à être en prise – et non pas de théorie. Celles et ceux qu’on nomment « responsables » politiques sont capturés, même si ces derniers sont en pleine possession de leur moyen – là n’est pas la question – ils sont comme frappés d’interdit de penser ce à quoi ils œuvrent. Et si nous disons tous et toutes « il faut bien », les petites mains le disent autrement, elles affirment la légitimité des « il faut bien », elles leur disent « oui »[11]. Il y a donc une différence entre faire partie du système et celles et ceux qu’on peut nommer « petites mains » qui s’activent et l’activent à tous les niveaux. Nous ne sommes pas tous, pas toutes, des « petites mains », des « âmes capturées », mais nous devons ajouter: nous sommes tous et toutes vulnérables, en danger de le devenir[12]. Il faudra, pour s’arracher au sortilège de ce « système sorcier sans sorciers », nous ensorcelés qui ne croyons pas à la sorcellerie, nous réapproprier les problèmes : « penser pas dénoncer ».

L’histoire dans les corps

Penser: lenteur et précaution. Pensez au temps nécessaire, celui dont parlait Mathieu Riboulet, ce temps qu’il faut pour poser sa voix sur ce monde, un monde qui le mettait en colère: c’est La Rage de Pasolini mais aussi La rage de l’expression qui était celle de Francis Ponge. Dans son dernier livre Entre les deux il n’y a rien Mathieu Riboulet commence par dire que l’histoire c’est d’abord celle des livres, c’est dans les livres qu’on la lit. Mais à un moment donné elle finit par rentrer dans les corps: assis sur les genoux de sa grand-mère de nonante quatre ans, dont quelque chose de 1871 se dégageait et passait jusque dans ses os. Cette histoire on en a hérité, on la porte donc sur notre dos, et ensuite pour s’en soulager, pour s’en délivrer, pour s’en libérer, il faut la remettre dans les livres, c’est pour ça qu’on écrit. Il écrivait précisément cela, il écrivait que ça commence toujours avant et qu’il manque toujours quelque chose, c’est pourquoi toute chronologie est mensongère. L’histoire, notre histoire, tout ce qui nous entoure est noué en nous en un noeud nerveux. Cette histoire elle s’est inscrite dans nos corps, c’est pour cela que ce noeud qu’est notre corps est ligneux, que tout est lié, que tout y est lié. Si Entre les deux il n’y a rien, c’est sans doute que la violence politique se perpétue, que le silence est la continuation de la violence par d’autres moyens, parce que cette histoire n’est pas suffisamment rejetée dans les livres. Des livres qu’on improvise dans l’urgence d’une réponse à donner.

Lier la chronologie historique et l’histoire d’un corps serait peut-être cette de manière de tenter d’être juste, de dire les choses avec justesse pour qu’on les traite avec justice. D’abord qu’il y ait un peu plus de justice dans la représentation – qu’un seul point de vue ne domine pas toujours les autres – et un peu plus de justesse aussi parce que c’est ainsi que le monde se trame et se perpétue. Il nous faudrait un peu de politique « entre »: entre les gens, entre les corps, entre les corps et l’histoire, entre les souffles et les mots, entres les gestes et les images, entre la justice et la vérité.

 

 

[1] Jules Michelet, Journal, I. 1828-1848, éd. P. Viallaneix, Paris, Gallimard, 1959, p. 377-378 (30 janvier 1842).

[2] Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent positon. L’œil de l’histoire, 1, Paris, Minuit, 2009, p. 12.

[3] Franz Kafka, « La ville », in Le cavalier au seau à charbon et autres histoires fantastiques, Mulhouse, Odradek éditions, 2016, p. 75.

[4] Georges Didi-Huberman, « Peuples exposés (à disparaître) », Chimères 2008/1 (n° 66-67), p. 21-42. Primo Levi, Si c’est un homme (1947), trad. M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987 (éd. 1997), p. 186 : « […] et j’espère bien le revoir un jour. »

[5] Alain Eraly, Quand les mots construisent la réalité, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2014

[6] Benoit Frydman, Petit manuel pratique de droit global, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2014.

[7] Voyez la rhétorique du « soit (…) soit » utilisée et comparable à l’idéologie tristement fataliste du discours néo-libéral ces dernières années – soit moins de droits sociaux, soit plus de chômeurs; soit des salaires revus à la baisse, soit des délocalisations; soit les OGM, soit la perte de compétitivité de l’agriculture européenne; soit les brevets, soit pas de recherche; soit la croissance et la compétition, soit la ruine de l’Etat et la faim – en vue de provoquer la dépossession et la résignation, le naïf « tu crois encore que ».

[8] Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte, 2005, p. 49 et Stengers Isabelle, « Pragmatiques et forces sociales », Multitudes, 2005/4 (no 23), p. 115-124. DOI : 10.3917/mult.023.0115. URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2005-4-page-115.htm.

[9] Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte, 2005, pp. 50-51.

[10] Même si tout est écrit noir sur blanc concernant le capitalisme, il tient tout de même, la question n’est pas donc simplement de manque, ou ajouter comme l’écrit Isabelle Stengers : « nous somme agis lorsque nous pensons que le diagnostic théorique a un pouvoir de rassembler et de convaincre dont seuls des obstacles, à écarter, empêchent la manifestation. ». « Pragmatiques et forces sociales », Multitudes, 2005/4 (no 23), p. 115-124.

[11] Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte, 2005, p. 51.

[12] Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte, 2005, p. 61.