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La radicalité de Michael Moore

Le dernier film et le dernier livre de Michael Moore présentent le formidable avantage de diaboliser à outrance, de traîner dans la boue, certains milieux financiers, tout en épargnant scrupuleusement l’américain moyen, l’homme de la rue et monsieur tout le monde. Cette haute voltige qui est la bienvenue n’est pas courante. Il faut en profiter! Fahrenheit 9/11 et le livre qui l’a précédé, Dude, where’s my country? (un texte M.~Moore, Dude, where’s my country?, New York, Warner Books Editions, 2003 qui n’est rien d’autre qu’une version «papier» bien documentée du film), représentent incontestablement un missile longue portée aux conséquences bien incertaines sur la politique américaine. Un missile qui stigmatise une clique d’industriels et de financiers proches du président Bush, mais un missile qui, en même temps, épargne autant que possible le reste de l’Amérique. Une bombe qui dénonce ces quelques «mandarins» du pétrole et de l’armement sans donner l’impression d’une collusion, d’une connivence entre ces derniers et le peuple américain, sans réduire celui-ci aux pratiques peu scrupuleuses d’une partie de ses élites. Dans l’objectif de Moore, même ceux qui semblent d’accord avec Bush (qu’il soit haut fonctionnaire dans la capitale ou père de soldat au combat), même ceux qui soutiennent l’invasion de l’Irak, sont au mieux considérés comme des victimes manipulées, au pire comme des patriotes sans grande connaissance des enjeux internationaux. Dans les deux cas, ils paraissent de toute façon bien éloignés de Bush et de ses proches collaborateurs. Des individus et un président qui émergent dans le film, au rythme de documents et d’interviews compromettants, comme une bande d’hommes d’affaires avides d’argent, prêts à manipuler la population et les institutions pour satisfaire leurs intérêts personnels. Des individus cupides réunis autour d’un Bush que Moore va essayer de rendre l’homme le plus con, le plus ignare et le plus stupide des États-Unis.

Des Américains gentils et naïfs

Cette façon de procéder mérite toute notre attention. Elle est séduisante, efficace et sans pitié parce qu’elle fonctionne exactement sur le modèle rhétorique du populisme et de son opposition binaire et simpliste entre le «peuple» et «l’élite». Le scénario de Moore décline une population gentille, travailleuse et honnête, contre des élites paresseuses, corrompues et mal intentionnées Nous avons déjà évoqué et testé cette caractéristique du populisme par rapport au discours d’Albert II et sa formidable capacité à être très loin du peuple tout en se faisant passer comme étant très proche de ce dernier. Voir notre chronique «Populisme et monarchie» in Politique, Bruxelles, n°31, septembre 2003, pp.62-63. Sur l’importance du registre populiste aux États-Unis à droite comme à gauche, voir A. Hertzke, Echoes of Discontent. Jesse Jackson, Pat Robertson, and the Resurgence of Populism, Washington, Congressional Quarterly Press, 1993. Son montage révèle un choc, un duel permanent entre les uns et les autres, ce qui ne va pas sans rappeler un registre politique assez typique aux États-Unis même si les élites stigmatisées varient très fort d’un discours à l’autre (celui de Ross Perot hier, celui d’Arnold Schwarzenegger et de Jesse Jackson aujourd’hui). Dans Fahrenheit 9/11, Moore développe la figure d’une élite complètement coupée du reste de l’Amérique, une élite dont la vie quotidienne serait partagée, si on se fie à ses montages, entre intérêts pétroliers, intérêts militaires et parties de golf. Une vie consacrée à la manipulation d’un pays à des fins lucratives. L’écrivain et auteur de documentaires construit la figure des élites au rythme d’une opposition cyclique avec l’image d’un peuple présenté lui comme irréprochable, autant d’individus qui semblent souvent honnêtes et bien intentionnés, parfois naïfs, et toujours travailleurs (soldats, mères de famille, jeunes afro-américains, responsables d’administration, policiers…). Des gens qui finiraient par être «touchants» au regard du clan Bush. Des gens qui donnent envie aux lecteurs et aux téléspectateurs de mettre un terme à cette vision caricaturale d’une Amérique violente et stupide peuplée de cow-boys et d’ignares Parmi les portraits récents et médiatisés sur l’Amérique sanguinaire, voir D. Duclos, «Délires paranoïaques et culture de la haine en Amérique» in Le Monde diplomatique, août 2003, pp.12 et 13: «Il n’est ainsi guère de meilleure métaphore que l’Irak occupé pour exprimer la répugnance du citoyen “états-unien” envers la moindre évocation de la solidarité, et sa passion pour recréer — tout comme dans ses propres bas-fonds urbains d’Amérique — un décor ravagé de tiers-monde, habité par un autrui vaincu, humilié, jamais relevé. Comme s’il s’agissait de transmettre interminablement la haine». Des gens qui font un peu oublier les fous du M16 et du M60, les protagonistes les plus excessifs de Bowling for Columbine, un autre film de Moore qui a eu aussi son succès en Europe. Si le modèle rhétorique du populisme est présent dans Fahrenheit 9/11 — c’est incontestable! –, il est encadré, limité, et contrôlé en quelque sorte, par un Moore qui a bien l’intention de ne pas mettre tout le monde dans le même panier. Un réalisateur qui va régulièrement saluer le travail de journalistes, d’intellectuels et de hauts responsables à Washington. Des gens qui se battent eux pour une Amérique plus juste. Des gens parfois aux commandes du pays prêts à tout pour neutraliser les agissements de Bush et de ses alliés. L’identification des «bonnes» et des «mauvaises» élites, le populisme «soft» (appelons-le de cette façon) de Moore est salutaire parce qu’il construit une interprétation qui enraye toute théorie du complot. Si on retrouve la triade «brave peuple naïf», «mauvaises élites» qui manipulent le peuple et «grand dénonciateur» Sur cette triade, voire ma chronique «Le complot de Marc Dutroux» in Politique, Bruxelles, n°32, décembre 2003, pp.64 et 65 (Michael Moore en l’occurrence qui se positionne comme le sauveur et qui n’hésite pas à se mettre narcissiquement en scène), l’auteur prend soin de révéler la complexité des clivages et des oppositions au cœur même du pouvoir. Des divisions qui montrent clairement que Bush et ses amis ne cherchent pas à dominer le monde, ni à imposer un quelconque ordre religieux ou moral. Mais qu’il est simplement question d’argent, de beaucoup d’argent. Et que cela peut parfois justifier beaucoup de choses, notamment la guerre… Avec l’Américain moyen qui ne paraît pas bien méchant et certaines élites qui se battent tous les jours pour une Amérique meilleure, l’étau se resserre sur les vrais responsables qui ont plongé l’Amérique dans la guerre et dans l’isolement par rapport au reste du monde: les milieux militaires et pétroliers, et leurs consultants en tous genres, des milieux qui vont être traînés dans la boue.

Persuader et séduire

Le discours populiste qui oppose le peuple aux élites fonctionne sur «un mode flexible de persuasion» Lire notamment sur le populisme aux États-Unis M.~Kazin, The Populist Persuasion. An American History, London, Cornell University Press, 1998, p.3. Il évite la complexité du monde et occulte les démonstrations trop compliquées, il cherche avant tout à convaincre au risque de travestir la réalité ou de la simplifier à outrance. La persuasion est omniprésente chez Moore qui n’hésite pas à réaliser des montages audio et vidéo très recherchés pour rendre Bush et ses sbires stupides, méchants voir dégoûtants Il en va notamment de cette manière avec la scène où le vice-ministre de la Défense, Paul Wolfowitz, bave sur son peigne pour redresser une mèche rebelle. Ce n’est pas les propos des uns ou les documents officiels produits par les autres qui démontrent ou persuadent de la culpabilité du clan Bush, ces éléments sont connus. Non! Ce sont des effets spéciaux, des images compromettantes à répétition, des mains serrées, des extraits de discours et des photos de famille, autant de techniques de propagande classiques qui donnent l’impression, dans l’ensemble, que les États-Unis sont depuis 4 ans aux mains d’une clique de profiteurs répugnants. Et qu’ils l’avaient déjà été à l’époque de Bush père… Si l’auteur rappelle volontiers Voir son site Internet: http://www.michaelmoore.com/ que la «Commission 9/11» confirme ses propres thèses, il ne dit rien sur ce festival d’amalgames, de parallèles expéditifs et de simplifications à outrance qui anime Fahrenheit 9/11. Il ne dit rien car il reconnaît souvent ailleurs que son but principal est de chasser Bush de la Maison blanche par tous les moyens. Y compris la propagande…

Diffuser et convaincre

Le film et le livre de Moore n’apportent rien de nouveau en termes d’informations qui ne soient connues depuis plusieurs années. Les liens entre les familles Bush et Ben Laden n’ont jamais été ignorés! La dépendance des États-Unis vis-à-vis du pétrole et de l’Arabie Saoudite n’est un secret pour personne! L’horreur de la guerre en Irak, pour les civils et pour les soldats, fait le quotidien de nos journaux télévisés, et les textes sur l’écart entre les riches et les pauvres aux États-Unis (un message tacite qui anime au demeurant tout les documentaires de Moore), ces textes remplissent les colonnes du Monde diplomatique depuis le début des années Reagan. Non! Ce qui est fondamentalement nouveau, c’est que ces informations ont quitté les revues confidentielles, les feuilles d’intelligence et les sites Internet spécialisés pour atterrir dans les salles de cinéma. Elles sont passées de ceux qui savaient depuis toujours à ceux qui, braves mais naïfs, ne pouvaient pas imaginer l’ampleur de ces enjeux. À l’appui de détails ciblés et peu diffusés, notamment en termes d’images horribles de civils ou de soldats déchiquetés, Moore impose au «prime time» ce qui était jusqu’alors réservé aux spécialistes et aux curieux. Des millions de places ont été vendues… Grâce aux recettes financières de plus en plus prometteuses que le film annonçait, Moore est donc parvenu à échapper à ce phénomène très contemporain qui garantit en Occident la liberté d’expression mais pas n’importe où, et surtout pas n’importe quand! Moore a réussi à obtenir une diffusion de masse de son documentaire et ce faisant, il a littéralement esquiver les freins qui empêchent de dire à 20~h ce que l’on peut dire à minuit à la télévision, les freins qui occultent sur TF1 et la RTBF des idées que l’on trouve facilement sur Internet. À ce titre d’ailleurs, même dans le Dakota du sud, le citoyen de l’Amérique profonde pourra identifier sur le site Internet de Moore le cinéma le plus proche pour voir Fahrenheit 9/11. Et les salles sont nombreuses. Au moment où Moore dénonce le Patriot act du sinistre John Ashcroft Lire J. Toobin, Qui gouverne l’Amérique? Le cas Ashcroft, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2003 , un arsenal législatif qui tue une partie des libertés civiles Le choix du titre Fahrenheit 9/11 est inspiré du livre de Ray Bradbury Fahrenheit 451 (1953), un ouvrage qui évoque une société où les livres, interdits, sont systématiquement brûlés par les pompiers. Moore considère que si les ouvrages brûlent à 451 degrés Fahrenheit, la liberté des américains a brûlé avec le 11 septembre 2001 (9/11) , il réalise et diffuse un film qui témoigne d’une liberté d’expression totalement affolante au regard des conséquences que ce genre de documentaire peut avoir sur des élections. Un documentaire dont on oserait à peine imaginer une version française, belge ou allemande sur d’autres casseroles et d’autres liens entre milieux politiques, financiers, industriels, militaires ou pétroliers. En ce sens, Fahrenheit 9/11 illustre une terrible liberté d’expression, d’un usage excessif voire radical chez Moore, mais sans doute indispensable pour neutraliser les Bush.