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La social-démocratie et les étrangers en Flandre

Entre 1965 et 1985, le nombre d’étrangers dans la population belge a augmenté fortement, passant de quelque 450 000 à environ 900 000. Les « étrangers » (vreemdelingen) au sens statistique du terme sont définis comme des habitants qui n’ont pas la nationalité belge. Le mot « étrangers » (vreemden) a un autre sens dans le langage courant ; ce sont par exemple aussi les personnes d’origine turque et marocaine qui ont la nationalité belge. Cette statistique ne donne donc qu’une idée approximative de la période pendant laquelle notre société a évolué d’une composition relativement homogène à une composition plus diversifiée. Entre 1965 et 1985, plus d’un quartier s’est transformé sociologiquement, parfois de façon profonde. Cette évolution ne s’est pas reflétée rapidement dans l’image qu’on avait de la société. Pendant de nombreuses années, les partis politiques ont été relativement aveugles face aux tensions et aux problèmes dont on se rendrait compte dans les années nonante qu’ils s’étaient produits dans de nombreux quartiers et dans la vie de nombreuses personnes. C’est pourquoi ce fut un réveil brutal pour le SP aux élections législatives du 24 novembre 1991. Il a chuté subitement et de manière inattendue de 24,2 à 19,4%, perdant près d’un cinquième de son électorat. C’est lors de ces élections que le Vlaams Blok (aujourd’hui Vlaams Belang) a atteint pour la première fois les 10%. Ce phénomène électoral est resté dans l’histoire comme le « Dimanche noir ». Par après, des enquêtes postélectorales ont montré qu’une part non négligeable de l’arrière-ban ouvrier des sociaux-démocrates était passée au parti d’extrême-droite. Ce fut surtout le cas pour les ouvriers et les personnes peu qualifiées. Les enquêtes ont également démontré que ce comportement était notamment motivé par une attitude négative à l’égard des étrangers Voir plusieurs contributions dans M. Swyngedouw, J. Billiet, A. Carton & R. Beerten, Kiezen is verliezen, een onderzoek naar de politieke opvattingen van Vlamingen, Acco, Leuven, 1991. Lorsque l’on parle à plusieurs reprises ici du départ des « ouvriers », il semble évident sur le plan sociologique qu’il s’agit d’un vote et de comportements déterminés avant tout par le niveau de qualification et non par un statut tel que celui d’ouvrier.

1991-1995 : so(cia)lide !

Le Dimanche noir a mis en évidence l’aveuglement du SP envers les sentiments de son arrière-ban. L’insatisfaction grandissante, l’ampleur prise par la problématique de la diversité n’avaient pas été repérés ou en tout cas de manière insuffisante. C’est après le Dimanche noir que le SP a lentement évolué vers une approche intégrée, qui a commencé à prendre forme sous la présidence de Louis Tobback et s’inscrivait dans le programme pour les élections de 1995. Cette approche reposait sur une série d’options. Premièrement, on est parti du principe qu’une diversité croissante amène presque toujours et partout des tensions et qu’il fallait du temps et du calme pour permettre l’accueil dans la société, l’intégration et l’adaptation des uns aux autres. Il vaut donc mieux éviter de polémiquer sur le problème. En faire un thème explicite fait courir un grand risque, celui de faire le jeu de l’extrême droite. L’accueil doit d’abord être épaulé par une politique en matière d’enseignement et sur le marché de l’emploi, de préférence axée sur tous les défavorisés chanceux, de telle façon que les étrangers en bénéficient également sans en faire pour autant la cible explicite de cette politique. Deuxièmement, l’électorat perdu d’ouvriers et de personnes peu qualifiées devait être interpelé de manière positive, sur des sujets qui leur tenaient fort à cœur et qui pouvaient également être considérés comme appartenant au «core-business» d’un parti socialiste : la sécurité sociale, les pensions, l’assurance-maladie, et la protection de l’État-providence (alors vivement critiqué par les néolibéraux). Troisièmement, on a supposé que l’ethnocentrisme des personnes peu qualifiées, qui était devenu tristement visible dans les analyses du résultat électoral de 1991, n’était pas un comportement isolé, mais qu’il faisait partie d’un ensemble d’attitudes, associées à des sentiments d’insécurité, un malaise quant à l’évolution générale des choses, l’expérience d’un manque de respect, des sentiments antipolitiques et un attachement à un pouvoir ferme. Le passage d’une partie de l’arrière-ban ouvrier vers l’extrême droite n’était pas tant dû à un ethnocentrisme en tant que tel, voire au racisme, mais bien au sentiment que la classe politique avait sous-estimé ou nié les problèmes de la diversité, qu’elle ne voyait pas ou ne voulait pas voir les problèmes réels sur le plan de la criminalité, de la dégradation et de l’agressivité croissante ; qu’en tout cas elle n’avait pas développé un leadership suffisamment clair pour s’attaquer aux problèmes et les résoudre. C’est pourquoi un discours « so(cia)lide » (flinks) a été développé, un langage qui permette au parti d’aborder les préoccupations de son arrière-ban. Louis Tobback lui-même en est devenu le porte-voix le plus évident. Le but était en fait celui qui serait formulé par le manifeste travailliste de Tony Blair en 1997 : « Tough on crime, tough on the causes of crime » Ce ton fut donné entre autres par L. Tobback & J. Oosterwaal, Zwart op wit, Houtekiet, 1995. Tels étaient les ingrédients du discours dominant du parti vers 1995, qui a également servi lors de la campagne électorale de 1995. Ce fut une campagne particulièrement difficile parce que le SP était alors miné par le scandale Agusta F. Van Dyck, Agusta. Overleven met een crisis, Van halewyck,1996. On s’attendait à une perte importante, mais la campagne s’est avérée un succès et le parti a égalé son score de 1991. Apparemment, l’ossature d’une politique de diversité social-démocrate était née. (…)

1995-1998 : parti moyen, discours vague

Cette évolution est difficile à dater mais cette ligne politique s’est effritée entre 1996 et 1998. Les faiseurs d’opinion de gauche comme de droite s’en prenaient de manière particulièrement violente à la « so(cia)lidité » de la nouvelle approche. La critique émanait aussi bien de commentateurs radicaux de droite comme Derek Jan Epping Tête de liste de la Lijst Dedecker aux dernières élections européennes que d’auteurs progressistes comme Tom Lanoy, qui s’accordaient à dire que ce faisant, les socialistes « marchaient sur les pas du Blok ». La tentative pour ne pas polémiquer autour de l’opposition indigène/étranger (autochtone/allochtone dans le jargon de cette période) a d’emblée échoué. De plus il est apparu que la tête du parti ne résistait pas bien à cette critique. Elle s’est vite trouvée en difficulté. C’est sans doute lié au fait que ses dirigeants n’ont qu’une vision très lacunaire de l’opinion de leur électorat et de leurs membres, et sont par conséquent hypersensibles à ce qu’écrivent ou disent certains faiseurs d’opinion dans les journaux ou à la télévision Le fait de faire s’exprimer via des sondages d’opinion les gens qui en général prennent peu la parole est défini par ses opposants comme du « populisme », par exemple J. Blommaert, E. Corijn, D. Lesage et M. Holthof, Populisme, EPO, 2004. La tension entre l’électorat, les membres, les militants engagés et les faiseurs d’opinion est devenue visible et est rapidement apparue nettement dans les analyses des élections des années nonante où une partie de l’électorat, majoritairement composée de personnes peu qualifiées, quitte un parti social-démocrate dont pratiquement tous les porte-parole étaient des personnes hautement qualifiées qui baignaient dans une autre culture que celle de la majeure partie de leur arrière-ban, avec laquelle ils étaient en porte-à-faux. Ces groupes s’opposaient au sein du parti. D’un côté les intellectuels, qui vivaient dans le même climat culturel que les faiseurs d’opinion, et dont beaucoup estimaient alors, dans la deuxième moitié des années nonante, que la diversité était une chance, que les plaintes au sujet des étrangers relevaient du racisme ou des frustrations des « perdants de la modernité » et que les cultures, surtout celles des étrangers, avaient une sorte de valeur absolue, de telle façon que vivre ensemble dans une société diversifiée n’était possible que via le multiculturalisme, par lequel les minorités sont protégées de l’influence importune des Lumières J. Blommaert par exemple, dans J. Blommaert & J. Verschueren, Het Belgische migrantendebat, de pragmatiek van de abnormalisering, IpeA, 1992, a sans doute été l’un des représentants les plus clairs de ce point de vue, mais on retrouve des éléments de cela dans la seconde moitié des années nonante chez bon nombre de faiseurs d’opinion. De l’autre côté, les personnes moins qualifiées, dont beaucoup avaient (ou pensaient avoir) des problèmes avec les étrangers, qui estimaient souvent que les étrangers étaient soutenus par « l’establishment » et que la « classe politique » voulait nier les problèmes, ou en tout cas n’entreprenait rien, « ne tenait pas compte de l’opinion des gens ordinaires ». Les moins qualifiés ont voté avec leurs pieds et quitté le parti. Au cours des années nonante le SP a, sur le plan sociologique, cessé d’être un parti ouvrier, un parti des moins qualifiés, pour devenir un parti moyen. En 1991, près de 47% de la population ne disposait pas d’un diplôme plus élevé que celui de l’enseignement primaire. Ces personnes constituaient cependant près de 58% de l’électorat socialiste. Ce groupe était donc surreprésenté dans son électorat. Les personnes hautement qualifiées étaient fortement sous-représentées. En 2003, les moins qualifiés représentent encore 37% de la population et 36% de l’électorat social-démocrate. Celui-ci constitue donc une représentation quasi parfaite de la population Sur base de sondages et d’enquêtes dans les années 1997-1998, il apparaît que le SP est devenu un parti ordinaire, seules les femmes sont encore sur-représentées de manière significative dans son électorat , les différents niveaux d’éducation y étant présents de manière équivalente. Le rôle de « parti ouvrier » sur le plan sociologique avait été repris par le Vlaams Blok : en 1991, 49% de son électorat était peu qualifié, en 2003 52% Ces chiffres se basent sur les enquêtes concernant les scrutins de 1991 et 2003 ! Cette évolution a contribué à ce que le discours du parti se rapproche toujours plus de celui des hautement qualifiés. La ligne politique élaborée en 1995 a disparu et il n’y aurait plus jamais dans la social-démocratie flamande une telle mise en exergue d’une société de diversité. De nombreux faiseurs d’opinion optent dans la période 1995-1998 pour le multiculturalisme et considèrent que c’est le seul choix possible pour la gauche. Les commentateurs de droite se font un plaisir d’associer la gauche et le multiculturalisme, ce qui fait naître l’impression que le parti social-démocrate avait opté pour le multiculturalisme. En fait, à cette période il y a sur ce plan peu de décisions et beaucoup de doutes.

1998-2005 : un autre langage

Lors des remaniements qui font suite à la brève évasion de Marc Dutroux le 23 avril 1998, Louis Tobback quitte la présidence du SP pour succéder à Johan Vande Lanotte comme ministre de l’Intérieur. Le discours et la ligne politique « socialides », déjà solidement dilués entre-temps, disparaît alors tout à fait. Le SP se présente aux élections de juin 1999 sans aucune vision de la diversité digne de ce nom. La campagne menée par Johan Vande Lanotte se termine par une défaite cuisante. De nouveau, près d’un cinquième de l’électorat a disparu ; le parti chute à 15% des voix. En octobre 1999, Patrick Janssens devient président ; il va adapter le parti et son discours au caractère moyen (ou à l’absence de profil) de son électorat. Cela se manifeste notamment dans le langage utilisé : les «travailleurs» sont remplacés par «les gens ordinaires» et on ne s’adresse plus à eux comme à des «camarades» mais comme à de «chers amis». (…) Dans la nouvelle vision qui s’élabore, il est peu question d’une approche spécifique de la diversité. On est conscient de l’importance croissante des sentiments d’insécurité et du lien avec l’ethnocentrisme, mais on n’ose pas en faire un thème central, par peur de contribuer involontairement à une culture de l’angoisse et au populisme. On recherche beaucoup plus les solutions aux problèmes électoraux dans une meilleure organisation du parti, dans l’éclosion et la mise en valeur de figures charismatiques, dans un marketing plus efficace et dans une évolution vers un parti cadre. Cette approche, inaugurée par Patrick Janssens et incarnée en grande partie par Steve Stevaert, qui lui succède en mars 2003 à la présidence, sera payante sur le plan électoral. Le texte dit socio-symbolique – c’est-à-dire l’ensemble des déclarations des figures de proue, qui pour de larges couches de la population définit l’image, l’identité, et les choix politiques du parti – se caractérise par un langage très clair. Il est résolument positif et compréhensible. Il met l’accent sur la sécurité sociale et l’assurance-maladie, une perception honnête des impôts, sur ce que l’on va désigner dans le jargon comme «décommodification», mais que Steve Stevaert appelle simplement «gratuité». La sécurité reçoit même une place, certes modeste mais explicite, dans le programme adressé aux électeurs en 2003. Peu d’attention explicite est accordée à la diversité et aux étrangers. On espère en fait que le discours résolument positif fera en même temps progresser la tolérance, l’accueil et l’adaptation réciproque. «Gratuité», «chaleur», «bonheur», deviennent des leitmotivs. Les élections du 18 mai 2003 sont un succès inouï : 24,3% des voix. On doit remonter aux années soixante et au début des années septante pour retrouver de tels pics. L’euphorie est grande, mais aussi l’aveuglement à l’égard de la fragilité d’un parti ordinaire qui s’était rendu dépendant de figures charismatiques. Le succès ne se répète d’ailleurs pas aux élections régionales flamandes de 2004, même si le résultat de 19,7% est bien meilleur que les 15% de 1999. Les éléments d’un nouveau langage ne sont cependant pas encore clairement cristallisés. On est encore très loin d’une réflexion approfondie sur les différents choix politiques du parti autour de concepts déterminants comme le bonheur, la liberté, la chaleur, et la gratuité (la mise hors du marché) lorsque Stevaert quitte la présidence du parti en 2005.

Depuis 2005 : la chute

Il y a en fait durant cette période deux discours sociaux-démocrates : «Le socialisme convivial » et «le socialisme de l’État social actif». Le premier est associé à Steve Stevaert, le second à Frank Vandenbroucke. Les minorités peuvent être facilement intégrées dans l’État social actif : le chômage des jeunes d’origine turque et marocaine est fort élevé, et l’activation pourrait offrir des chances complémentaires, particulièrement à ces jeunes. Par ailleurs, de cette manière on peut reprendre une fois encore la vieille recette social-démocrate de l’émancipation par la démocratisation de l’enseignement. Les deux langages – celui du bonheur et celui de l’activation – sont mis côte-à-côte, parfois même l’un en travers de l’autre, comme c’est le cas lors du pacte des générations. Le parti aurait dû en fait relier les deux langages, épurer, affiner, et enrichir l’un par l’autre. C’est là le vrai défi idéologique devant lequel il se trouve en 2005, mais ce défi n’est pas relevé. Johan Vande Lanotte succède à Steve Stevaert comme président en 2005 et n’y va pas de main morte avec l’élaboration du discours. Pour lui, la communication avec l’électorat doit bien plus résider dans la formulation d’objectifs concrets. Cela n’a pas l’effet escompté et le parti retombe à 16,3% aux élections fédérales de 2007. Un résultat comparable aux élections flamandes de 1999, et du coup le plus mauvais score d’après-guerre pour des élections fédérales. En raison d’une communication assez défaillante après les élections, cette perte est élevée au rang de catastrophe et donne l’impression que le parti social-démocrate est non seulement sans discours mais aussi en perdition. Les élections européennes et régionales du 7 juin 2009 ne donnent pas lieu à un redressement. Même dans ces campagnes électorales, les problèmes des allochtones sont essentiellement traités à travers une approche plus large du manque d’égalité des chances. Et l’on propose surtout des mesures dans le domaine de l’enseignement et du marché de l’emploi. Ce sont là en définitive les éléments restants de la première ligne politique concernant les étrangers, qui avait pris forme entre 1991 et 1995. Entretemps le climat social a changé. Le multiculturalisme ne rencontre plus beaucoup de soutien Une évolution qui se produit dans plusieurs pays : C. Joppke, The Retreat of Multiculturalism in the Liberal State: Theory and Policy, British Journal of Sociology, 2004, pp. 237-257, 2004. La population flamande n’est pas devenue plus ethnocentriste depuis 1991, mais une poignée d’intellectuels a entrepris ce que l’on pourrait appeler une « islamisation de l’étranger » : la présentation de la population musulmane comme un bloc homogène, fondamentaliste, dont les conceptions et le mode de vie sont incompatibles avec notre civilisation occidentale. C’est une évolution dangereuse. Les socialistes et les autres partis de gauche et progressistes devraient au contraire s’y opposer. Mais il n’est pas sûr que le passé leur donne pour cela la crédibilité nécessaire aux yeux de l’électorat. La diversité, l’accueil difficile et long des étrangers ont eu beaucoup plus d’effet sur le parti social-démocrate que l’inverse. Il est loin d’être certain que l’approche social-démocrate des étrangers les a rendus moins éloignés ; il est par contre certain que la présence des étrangers a éloigné une partie de son arrière-ban du parti. Traduction du néerlandais : Jean-Paul Gailly