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L’avenir de la gauche : humilité et volonté

Les derniers rendez-vous des partis de gauche avec leurs électeurs laissent, pour la plupart, un goût amer. Comment redresser la barque, quant on a l’impression d’avoir tout essayé et que rien ne marche? Sans doute les remises en cause n’ont-elles pas été assez profondes. Pour que la société change, il faut que la gauche commence par elle-même.

«C’est grave docteur ?» L’embarras de l’homme de l’art face au militant soucieux est à la mesure de son doute sur la nature du mal qui frappe le patient autant que sur les médecines qu’il convient de lui administrer. Mais à la question directe, il se doit de répondre sans tergiverser: «oui, la gauche est malade, gravement…» Quant aux remèdes, les généralistes comme les spécialistes se contredisent quand ils ne s’étripent pas. «Aggiornamento, retour aux sources, révision déchirante, identité retrouvée, adaptation, rupture, radicalisme, réalisme…» : aucune potion ne redonne santé au malade qui semble de plus en plus rongé par ses contradictions internes, contredisant ses paroles par les actes, et agissant à l’envers de ses discours. Il faudra encore sans doute de longs débats entre praticiens, d’interminables séminaires théoriques et de congrès des patients eux-mêmes pour détecter les sources du mal, s’y concorder, accepter le diagnostic et élaborer la thérapie… si du moins le patient survit à ces colloques.

Droitisation de la gauche

Métaphore caricaturale ? Oui, sans doute mais il n’empêche, la réalité est bien celle-là. En Europe la gauche a perdu la plupart des consultations électorales de ces trois dernières années. France, Italie, Allemagne, Belgique, sans compter quatre des cinq pays scandinaves, tous ont vu la droite remporter les derniers scrutins. Sans oublier la sévère défaite annoncée pour le New Labour de Gordon Brown. Seuls l’Espagne de Zapatero et le Portugal font exception. Point commun de ces défaites: elles ne sont pas qu’électorales mais aussi, sinon d’abord, idéologiques et culturelles. Jamais depuis le triomphe du reagano-tatchérisme des années 1980, le rapport de force n’a été aussi défavorable à la gauche et jamais son désarroi n’a été aussi patent face à l’offensive d’une droite décomplexée qui assume la radicalité de son programme et de ses idées. Pression idéologique qui s’exerce d’ailleurs aussi directement sur les partis de gauche et de centre-gauche qui, pour la plupart, ont «droitisé» leur programme. L’exemple le plus saisissant étant celui de l’Italie où les héritiers désormais très lointains du PCI ont fondé avec le Parti démocrate, une organisation centriste dont le principal leader estimait que la gauche n’était plus sa référence fondamentale durant la dernière campagne remportée haut la main par Silvio Berlusconi. Et pour autant, la réaffirmation d’une «véritable identité de gauche» mêlant selon les cas nostalgie révolutionnaire, réformisme radical et fonction tribunicienne n’est pas pour autant gage de succès. Les pétitions de principe ne suffisent pas – ou plus – à entrainer une adhésion automatique des citoyens, des électeurs ou des militants appartenant aux groupes sociaux qui se reconnaissent naturellement dans la gauche. Car si Die Linke en Allemagne ou le Socialistische Partij en Hollande ont remporté des succès significatifs, la Sinistra Arcobalena Gauche arc-en-ciel, regroupant différents partis et groupes radicaux autour de Rifondazione Communista a été éliminée du paysage politique en Italie, et le succès personnel de Besancenot en France ne permet pas de conclure pour autant à la possibilité de créer une force anticapitaliste qui aille au-delà du témoignage, même si dans ce cas, l’état actuel du PS français peut lui ouvrir des perspectives inespérées.

Offensive idéologique de la droite

L’offensive idéologique de la droite est impressionnante: le succès des idées anti-égalitaires, des discours sécuritaires, des pratiques xénophobes et parfois racistes marquent les mentalités de ce début du XXIe siècle. Certains affirment que la «droitisation» de la gauche a contribué à ce succès et qu’il suffirait de retrouver une conduite «de gauche» (mais qu’entend-on exactement par là?) pour regagner la confiance et renverser le rapport de force. À propos de la droitisation de la gauche, le démographe et sociologue Emanuel Todd évoque «les symptômes d’un phénomène social, politique, pathologique même. Car, ajoute-t-il, il y a quelque chose de frénétique à se droitiser quand toute une société subit une baisse de niveau de vie et une insécurité sociale qui devrait le conduire à gauche» E. Todd , «Le socialistes sont sur le pont de la rivière Kwaï», Marianne, 2 juin 2008. S’il y a là sans doute une sous-estimation du rapport de force idéologique et un renversement (ou une interprétation divergente) de son origine ou encore un volontarisme optimiste — Todd parle aussi «de la demande de la société d’effectuer un virage à gauche» –, il faut en retenir un élément important. Si la gauche n’offre pas ou plus une vision fondamentalement différente de celle de la droite, elle perd sa raison d’existence et laisse le champ libre à son adversaire. Les raisons des succès de Sarkozy et de Berlusconi sont aussi (mais pas seulement) à chercher dans l’absence d’une offre politique fondamentalement différente si l’on exclut du moins le champ de l’éthique qui n’est évidemment pas négligeable. Pour forger un avenir, la gauche ne peut faire, par exemple, l’économie d’une réponse idéologique radicale à une antienne comme le coût du travail alors que l’exorbitant coût du capital à la base de toutes les inégalités demeure intouchable.

Mouvement social et traduction politique

Les mouvements sociaux qui s’expriment en Belgique et en Europe contre la vie chère expriment-ils, outre leur revendication immédiate et légitime, cette demande «d’un virage à gauche» ? Il serait présomptueux de l’affirmer mais il est probable, par ailleurs, que face à la crise énergétique ici et la crise alimentaire là-bas, des mouvements de révolte se multiplieront. Et si elle se doit de réagir à ce mouvement sans se contenter de l’accompagner, pour la gauche il ne sera pas aisé de lui donner une traduction politique. Car si elle veut dessiner un projet alternatif elle doit, dans ses différentes composantes, se confronter à quelques grandes questions qui restent pour l’essentiel sans réponse et qui entraineront inévitablement des modifications profondes dans nos modes de vie comme dans les revendications prioritaires. Les effets sociaux de la mondialisation, la gestion des flux migratoires, les crises alimentaires et énergétiques, les conséquences du réchauffement climatique sont autant de questions vitales dont la gauche doit s’emparer et qu’elle doit aborder sans tabou et hors de l’orthodoxie politique et économique. Aucune solution toute faite ne peut répondre à ces questions mais il est incontestable que chacune d’elle obligera à des choix globaux qui se heurteront à nos habitudes de consommateurs égoïstes. Seule la gauche peut conduire une politique qui prenne en compte des changements qui supposeront sans doute des sacrifices individuels mais aussi des changements structurels au profit des intérêts collectifs. La tâche est à la fois immense et incontournable. À son niveau modeste et même microscopique, c’est bien cet état d’esprit que Politique a voulu donner à la série de six débats qui pendant ces quatre derniers mois ont rassemblé autour de la revue cinq mouvements d’éducation permanente ATTAC, le CEPAG (FGTB), le CIEP-MOC, Etopia et PAC.. sur le thème «La gauche peut-elle encore changer la société ?», et cela dans le prolongement de notre numéro 50. Ces débats auront une suite, vous en serez tenu au courant. À notre niveau comme à celui beaucoup plus large et fondamental de la gauche belge et européenne, la recherche d’un avenir ne peut se conjuguer que sous le double signe de l’humilité et de la volonté. 11 juin 2008