mobilité
Le métro à tout prix
27.06.2023
Elles s’inscrivent, en cela, dans le sillon de deux films déjà produits par le Centre vidéo de Bruxelles (CVB, avec lequel Politique organise régulièrement des projections-débats) et dont nous avions déjà parlé : Stalingrad, avec ou sans nous ? et Mais qui veut changer Liedts ?[2. T. Scohier, « Qu’est-ce qui tue un quartier ? », à découvrir dans notre 121e numéro, sorti en décembre 2022, consacré à la mobilité.] Co-produit avec l’Atelier de recherches et d’actions urbaines (Arau), Le chantier du siècle sonne à la fois comme une synthèse et comme une bonne introduction au dossier en lui‑même.
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Le métro à Bruxelles : une vieille histoire, un nouveau contexte
En effet, le documentaire a la fibre pédagogique et revient d’abord sur le temps long. Après l’instauration d’un très vaste réseau de tramways, Bruxelles s’est dirigé après la Seconde Guerre mondiale vers le tout à la voiture. Or, le tram est un ennemi pour la voiture : encombrant, il limite et ralentit le trafic ; pas assez moderne pour une époque qui ne jure que par le moteur à explosion et la mobilité individuelle. L’exposition universelle de 1958 sera l’occasion de tailler la ville à l’image de cette idéologie motorisée : les viaducs poussent, les tunnels s’enfoncent… Et le tram est prié de s’enterrer et de devenir métro.
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Le demi-siècle qui suit, jusqu’à la création définitive de la Région Bruxelles-Capitales en 1989, ce sont des fonctionnaires wallons et flamands qui gèrent la mobilité bruxelloise. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles ne laissent pas de bons souvenirs aux habitantes : le percement des métros ou de la jonction ferroviaire Nord-Midi fait disparaître des quartiers (populaires) entiers et bouleverse la physionomie de la cité. Le film revient en particulier sur le chantier des lignes 1 et 5 à Molenbeek, qui laisse pendant des décennies une immense balafre en surface.
Si on ajoute à cet effet bulldozer un manque criant de dialogue avec les habitants et des liens parfois suspects avec les promoteurs immobiliers, qui se frottent les mains à chaque immeuble abattu, on obtient la tristement nommée « bruxellisation » : une transformation urbaine violente et intéressée. Les réalisatrices du film peuvent d’ailleurs appuyer cette lecture par des témoignages forts, et d’actrices qu’on ne peut pas soupçonner d’être des opposantes farouches au principe du métro, comme Alain Flausch, ancien président de la Stib. La situation actuelle est-elle si différente ?
Consulter ou… informer ?
Car la démocratie locale d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier. La région bruxelloise, d’abord, a gagné en autonomie sans être encore financée à son juste niveau ; surtout, des enquêtes publiques permettent théoriquement aux citoyennes d’exprimer leurs avis et remarques sur les transformations urbaines. Mais sont-elles vraiment consultées ou simplement informées ? Dans le cas de grands travaux comme le métro 3, les projets sont bouclés bien en amont, après d’âpres négociations au sein des coalitions, entre les partis, les administrations, les gestionnaires de réseaux et… les entreprises « spécialistes » du secteur.
Lorsque la citoyenne lambda entre en jeu, c’est pour donner un avis sur le rendu final, et pour de nombreux politiques et membres de l’administration, cette étape doit servir d’exercice pédagogique, pour expliquer et convaincre… pas pour remettre en cause ce qui a demandé tant d’effort à leurs équipes. En ce sens, on est encore loin, très loin, d’une démocratie urbaine où les habitantes ont leur mot à dire en amont pour fixer les orientations politiques et stratégiques de la politique locale, en particulier l’aménagement de la ville. C’est un sujet que nous avons déjà largement évoqué dans l’article « Qu’est-ce qui tue un quartier ? ».
Le film profite d’ailleurs de l’occasion pour montrer que, si beaucoup de partis jouent la carte de la proximité, promettant d’intégrer les citoyennes au débat sans toujours aller au bout de leur promesse, d’autres figures publiques ne s’en embarrassent pas. Pascal Smet, jusqu’il y a peu Secrétaire d’État bruxellois à l’urbanisme et au patrimoine, interviewé dans le cadre de Stalingrad, avec ou sans nous ?, expliquait qu’il faut parfois faire le bonheur des électrices contre leur gré. Les réalisatrices, reprenant cet extrait révélateur et frappant, visent juste.
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Le métro, un débat technique ou politique ?
Pourtant, ce que ce documentaire démontre, c’est que les collectifs et les citoyennes opposées au métro 3 ne tombent pas dans la caricature qu’on fait souvent des mouvements locaux et populaires. Loin du bruit et de la fureur, elles développent un argumentaire rationnel, allant jusqu’à mettre en avant qu’une analyse coût-bénéfice joue en défaveur du métro. Le « transfert modal », c’est-à-dire la part de voyageuses se convertissant aux transports en commun, serait marginal ; l’impact environnemental à la fois sur la qualité de l’air et les rejets de CO2 trop peu important… Même la dimension financière du projet est bancale. Depuis le départ, les opposantes préviennent : la facture va grimper en flèche et va menacer tout autre investissement dans la mobilité régionale.
On apprenait, il y a quelques semaines, que les travaux dans le quartier de Stalingrad étaient au point mort depuis des mois et qu’il était envisagé de démolir une partie ou l’entièreté du Palais du midi. Une situation devant laquelle les responsables politiques se disent atterrés ou au pied du mur… mais que les opposantes évoquaient déjà comme une possibilité avant le démarrage du chantier !
Symptomatique, le cas de Stalingrad jette une lumière crue sur les rapports de force au cœur de tels projets : les entreprises prestataires promettent monts et merveilles, la Stib veut absolument que le chantier avance à n’importe quel prix, les politiques désespèrent face au fait que tant d’argent ait déjà été englouti qu’il devient impossible de faire machine arrière…
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Symptomatique aussi, ce cas révèle des perspectives antagonistes et peut-être irréconciliables sur ce que peut ou non l’électrice. Pour de nombreuses tenantes du projet, les citoyennes n’auraient de toute façon rien pu y faire : le problème vient du sol meuble du quartier de Stalingrad, qui surplombe l’ancien lit de la Senne, et la technique « révolutionnaire » de percement en biais s’est révélée plus lente et moins sûre que prévu. Des problèmes d’ingénieur, donc. Certes, les habitantes n’auraient certainement pas pu proposer d’autres solutions techniques… mais elles expliquent, depuis le début, que c’est bien le plan global qu’elles remettent en cause.
La technique n’est qu’un outil pour la mise en place d’un projet, et c’est bien le projet, son but et ses moyens, qui demeurent profondément politiques. Aurait-il été si difficile d’organiser des débats et des échanges avec les populations concernées par la mobilité locale, avant de s’engouffrer dans la brèche du métro ? La Stib a beau annoncer régulièrement que la majorité des Bruxelloises sont favorables au métro 3, elle sait pertinemment que le débat public n’a presque pas eu lieu hors des quartiers les plus concernés, comme Stalingrad, et qu’elle possède une force d’impact communicationnelle, sans commune mesure avec ses opposantes. Quid des alternatives comme Prémétro+, qui propose des aménagements minimes pour arriver au même résultat de fluidification que le métro 3 ?
La situation actuelle annonce non seulement une crise de la démocratie locale, où les enquêtes publiques sont censées être l’alpha et l’oméga de la consultation-information, mais surtout une crise de ce qu’on appelle aujourd’hui « la gouvernance », disons plus précisément de la capacité des autorités locales à gouverner efficacement et au nom du bien commun. La réponse proposée par de nombreuses militantes locales est une démocratie plus directe qui est aussi plus efficace, parce qu’elle engage ses participantes ; la réussite d’un chantier serait le fait, non seulement des techniciennes et des ouvrières qui la réalisent, mais aussi du peuple urbain qui l’a choisi et désiré.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photographie du métro bruxellois, prise en septembre 2018 par Antonio Ponte.)