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Le retour des boucs émissaires

Dans le temps, on appelait ça « internationalisme ». Face à l’hydre d’un capital mondialisé, il s’agissait d’affirmer l’unité du genre humain qui ne devait pas se laisser diviser en tribus concurrentes. L’émergence d’une conscience écologique allait dans le même sens, en rappelant aux êtres humains qu’ils sont dans le même bateau et qu’il n’y a pas de planète de rechange. Confirmation : en face, la finance est bien un système mondial qui ne s’attache à aucune patrie. La libre circulation des capitaux leur permet de se fixer là où c’est le plus profitable. Les frontières, ils s’en foutent, comme on disait en mai 68. Et pourtant, dans les conseils d’administration feutrés qui constituent le gouvernement réel de l’économie mondiale, les cheikhs d’Arabie saoudite qui appliquent la charia dans leurs palais cohabitent parfaitement avec de prétendus pourfendeurs de l’islamisme. Contradiction ? Seulement en apparence. Car ces « élites mondialisées » ne constituent même pas 1‰ de la population mondiale. Quant au reste de cette population, il faut bien la distraire en encourageant les guerres tribales dont le XXIe siècle ne verra malheureusement pas la fin. C’est ainsi que notre Bart De Wever national peut se réclamer simultanément d’un libéralisme économique sans rivage et d’un particularisme national ombrageux. Si le libéralisme économique est la substance, le nationalisme flamand fournit le « supplément d’âme » destiné à y rallier le peuple. Un peuple qui ne vit pourtant pas dans le même monde que les grands patrons du Voka, mais dont l’humiliation historique a été stupidement alimentée par les uns et cyniquement entretenue par les autres pour devenir en bout de course le carburant de la nouvelle vulgate nationale-libérale de la N-VA. Car en face de cette internationale ultra-libérale manipulant les affects des peuples pour éviter qu’ils ne se coalisent contre elle, qu’y a-t-il à opposer ? Diviser pour régner n’est même plus une stratégie, tant la division et la segmentation des sociétés s’opèrent spontanément. La peur du lendemain, la précarisation des classes moyennes, salariées ou non, fait le lit des replis nationalistes. À l’heure où Facebook reconfigure pourtant chaque jour un peu plus le village mondial, les crispations identitaires ne se sont jamais aussi bien portées. Depuis le 11 septembre 2001, la rhétorique inépuisable du « clash des civilisations » n’en finit plus de structurer de manière insidieuse les lectures les plus courantes des conflits, du global au local.

Le « clash des civilisations » nous ramène clé sur porte ce vieil ennemi bien identifiable et vis-à-vis duquel il est nettement plus facile de se « lâcher » : l’« autre » absolu, c’est-à-dire l’« étranger ». Celui qui vient de l’extérieur, migrant avec ou sans papiers, demandeur d’asile.

Les gauches de gouvernement résistent comme elles peuvent à ce rouleau compresseur. En guise d’adversaires, elles pointent souvent les banques ou les spéculateurs, mais comme elles cherchent également à les séduire pour attirer leurs capitaux, leur propos manque de force. Le « clash des civilisations » nous ramène clé sur porte ce vieil ennemi bien identifiable et vis-à-vis duquel il est nettement plus facile de se « lâcher » : l’« autre » absolu, c’est-à-dire l’« étranger ». Celui qui vient de l’extérieur, migrant avec ou sans papiers, demandeur d’asile. Et celui de l’intérieur, généralement issu des migrations précédentes, souvent de culture ou de religion musulmane, et qui est pourtant pleinement citoyen européen. Ces dernières années, dans de nombreux pays européens aux pourtant solides traditions démocratiques , la « fermeté » contre l’un et l’autre semble s’ériger en nouvelle frontière politique. Il y a ceux qui résistent aux nouveaux envahisseurs – au rang desquels l’extrême droite xénophobe qui retrouve une nouvelle jeunesse – et il y a ceux qui ont des scrupules à s’engager dans cette nouvelle croisade et qui sont dénoncés par les premiers comme des Munichois en puissance. Les boucs émissaires sont de retour. Mais pour les contrer, les bons sentiments ne suffisent pas. Les migrations qui ne s’arrêteront jamais et leurs conséquences sur la composition de nos sociétés nous obligent à remettre perpétuellement en chantier les modalités de notre vie en commun pour qu’elles soient effectivement partagées par tous ceux et toutes celles qui font désormais et irrévocablement partie de « notre peuple ». Mais sans jamais perdre de vue que, sans s’y réduire, les tensions (inter)culturelles ne sont souvent que des épiphénomènes hypertrophiés d’une question sociale explosive. Sans refondation d’un État social qui ne laisse personne au bord de la route, les passions identitaires auront de beaux jours devant elles. 4 janvier 2011