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Le sabotage écologiste, écho du drame environnemental

©The Searchers, l’image elle est utilisée à des fins illustratives.
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Adapté du livre d’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Sabotage le récent film de Daniel Goldhaber interroge une société productiviste et capitaliste incapable de répondre efficacement au désastre environnemental.

©The Searchers, l’image elle est utilisée à des fins illustratives.
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Jusqu’où les militantes[1.Dans cet article le féminin fait office d’indéfini.] doivent-elles aller pour donner une chance à l’humanité de pacifier sa relation à son environnement ? La désobéissance civile et la destruction de biens vont-elles devenir des moyens d’action légitimes et partagés, alors que le climat se dérègle de plus en plus et que les politiques écologiques semblent toujours trop lentes, trop embarrassées par les intérêts privés ?

Le récent film Sabotage de Daniel Goldhaber, How to Blow Up a Pipeline dans sa version originale, affronte ces questions et fait figure d’exception dans son traitement spectaculaire de l’action directe. Adapté en partie du livre éponyme d’Andreas Malm, il ne manquera pas comme celui-ci de provoquer des polémiques, mais c’est précisément parce qu’il touche une corde sensible de la question écologique et de notre futur commun, qu’il mérite qu’on s’y arrête.

Un thriller écopolitique

Sabotage n’est pas un documentaire, même si son scénario tente, tout du long, de nous présenter une histoire absolument crédible, qui aurait pu se passer – et s’est, peut-être, déjà passée, nous y reviendrons. Au contraire, le long-métrage adopte une forme palpitante en suivant, du début à la fin, un projet d’attentat écologique. Comment faire exploser un pipeline dit son titre en anglais… et c’est exactement ça ! Et son réalisateur nous fait suivre les différentes étapes du « projet » en les entrecoupant par des flashbacks sur la constitution du groupe de militantes. Comment en sont-elles arrivées là ? Qu’est-ce qui les a convaincus de passer à l’action ?

Cette construction en volet reprend une partie des codes sériels, elle enchaîne les petits cliffhangers, moments de tension où tout peut basculer et qui ne seront résolus que dans un second temps ; le film joue aussi avec son public, en lui montrant des scènes ambiguës, semant le doute sur les allégeances, et qui ne prendront tout leur sens qu’à la fin. Le pipeline explosera-t-il ? C’est évidemment tout l’enjeu. Seulement ici, les spectatrices sont amenées à entrer en empathie, non avec les forces de l’ordre, mais avec les militantes, donc les criminelles. Et ce sont leurs dilemmes moraux qui constituent sa trame éthique : comment saboter l’infrastructure pétrolière sans causer trop de dommage à l’environnement ? Jusqu’à quel point ce combat mérite-t-il des sacrifices ? De quelle manière éviter de blesser une individue dans le processus ?

Si Sabotage semble très esseulé dans le paysage cinématographique contemporain, par l’audace de son point de vue et son sujet écopolitique, il s’inscrit pourtant dans une longue tradition de cinéma américain à la fois indépendant et franchement politisé à gauche. Dur de ne pas songer au Punishment Park (1971) de Peter Watkins, qui décrivait une répression féroce et uchronique des militantes opposées à la guerre du Vietnam. On peut aussi penser à la filmographie de Lizzie Borden. Le long-métrage de Daniel Goldhaber partage avec ses glorieuses aînées un certain manque de moyen, transcendé par l’inspiration, tout en choisissant une forme beaucoup plus populaire et transmissible.

How to Blow Up a Pipeline, le livre

Sabotage est librement adapté de l’ouvrage-manifeste d’Andreas Malm publié en 2020 et il faut évoquer un instant celui-ci pour comprendre le débat et les propositions desquelles il découle. Andreas Malm, géographe et militant écologique, fait avant tout un constat : les différentes vagues d’actions proclimat ne sont pas parvenues à infléchir sérieusement les logiques de destruction environnementale inhérente au capitalisme contemporain. Baignées dans une interprétation intégrale de la non-violence, ses militantes ont été, malgré leurs implications, incapables d’atteindre le but qu’elles s’étaient fixé. Et les aiguilles continuent de tourner, nous rapprochant inexorablement d’un futur particulièrement difficile.

Comment saboter un pipeline est un livre dense qui, avant d’être à proprement parler une invitation à l’action directe, participe surtout aux polémiques qui animent le camp proclimat, en particulier avec Extinction Rébellion (XR). D’où viennent réellement ces préceptes contre la destruction des biens ? Andres Malm rappelle que de nombreuses luttes passées, qu’on décrit parfois comme des exemples de non-violence, ont été au contraire particulièrement radicales dans leurs moyens d’action. L’exemple le plus frappant, parce qu’il a servi d’étendard aux dirigeantes anglo-saxonnes d’XR, est celui des suffragettes qui ont été jusqu’à poser des bombes et déclencher des incendies pour obtenir le droit de vote pour les femmes. L’auteur rappelle surtout que l’action directe, si elle vise à détruire des propriétés, doit aussi se doter d’une ultime ligne rouge : le refus de la violence contre les personnes.

Andreas Malm défend également le principe du flanc radical, dont nous avons récemment parlé dans Politique. Il considère que tous les mouvements sociaux sont hétéroclites et possèdent des ailes modérées et radicales. Plutôt que de s’engager dans un processus de concurrence, voire d’anathème, leurs membres respectives devraient au contraire considérer que chaque « flanc » a son utilité : les modérées peuvent d’autant mieux négocier avec le pouvoir, quand les radicales représentent, pour lui, une menace « à l’ordre public ». Et les radicales ont tout intérêt, pour limiter les coups individuels de leurs actions, de garder un contact avec les modérées, plus à même de mener des campagnes de soutien.

L’ouvrage évoque par ailleurs de nombreux cas historiques de sabotages, notamment de l’infrastructure pétrolière, et en particulier celui de Jessica Reznicek et Ruby Montoya. Leur histoire est sans doute la principale inspiration de Sabotage : en 2016, les deux femmes ont provoqué un incendie sur le chantier du Dakota Access Pipeline aux États-Unis. Reznicek a saboté régulièrement le pipeline et a finalement été condamnée en 2019 à huit ans de prison et à une très lourde amende. Comme les personnages du film de Daniel Goldhaber et comme le monde militant décrit par Andreas Malm, les deux femmes ont agi en considérant que tous les autres moyens avaient été épuisés.

Quelle justice climatique ?

En Belgique, la mobilisation d’une nouvelle génération en faveur du climat a été aussi éclatante qu’ailleurs : les marches et les grèves scolaires ont ressemblé des foules et n’ont cédé que devant la pandémie. L’activisme climatique y est régulièrement débattu, mais la question de l’action directe est sans doute moins prégnante que dans le monde anglo-saxon ou en France. La Zone à défendre (Zad) d’Arlon en a pour l’instant constitué une des expressions les plus « radicales » ; les mobilisations d’XR en zone neutre, à Bruxelles, ont été présentées comme un pinacle des tactiques de désobéissance civile. Chez nous, les principales manifestations de l’industrie pétrolière seraient à chercher dans le port d’Anvers, dans les investissements du secteur bancaire et bien sûr dans les flottes de voitures et de SUV consommatrices et émettrices de CO2.

Le débat autour de l’utilisation du sabotage n’en est donc qu’à ses balbutiements. La justice climatique nécessite-t-elle d’employer des moyens illégaux ou situés dans une sorte de zone grise ? Paradoxalement, alors que les mouvements sociaux belges sont très largement pacifistes et que leurs ailes radicales sont justement moins développées que chez certains de nos voisins, le droit évolue ces dernières années vers des normes plus strictes. Dans la jurisprudence avec la condamnation des bloqueuses de l’autoroute de Liège ou très récemment avec les grévistes des magasins Delhaize ; dans la législation, avec la loi dite « anti-casseur », dont le résultat pourrait être d’isoler le flanc radical des mobilisations sociales.

Pourtant, tous les experts sérieux, écologistes assumés ou non, admettent que la situation climatique est dramatique. Les records de température, les mois les plus chauds, les années les plus chaudes, etc. ne cessent de tomber. Il n’est plus question de savoir si le réchauffement pourra être limité à 1.5°C, mais si l’humanité pourra agir avant de dépasser les 3°C ou les 4°C ! Le (mauvais) exemple donné par les États, qui réduisent bien trop lentement les émissions et utilisent surtout pour cela des moyens douteux, comme les compensations ou les quotas de CO2, n’encourage pas les militantes à rester dans un cadre légaliste. Au contraire, quand les pouvoirs publics ne respectent pas leurs propres lois – qu’il s’agisse de celles visant à lutter contre le réchauffement ou les règles d’accueil des migrantes –, ils tendent au contraire à montrer que le respect de la loi est avant tout une question de rapport de force et d’intérêts.

La survie de l’espèce humaine et la protection des environnements terrestres ne sont toujours pas considérées, aujourd’hui, comme une réelle urgence. En choisissant de représenter des citoyennes versant dans l’action directe, Sabotage fait finalement preuve d’une certaine modération. Bien d’autres spectres planent au-dessus de la question environnementale, même s’ils sont pour l’instant l’apanage de la science-fiction : l’adaptation féroce dans un monde où les ressources se feront rarissimes, des pays entiers devenus invivables à cause de la hausse des températures, des solutions politiques qui iront chercher dans la dictature « éclairée » ce que les démocraties oligarchiques n’auront pas su produire…

Andreas Malm le rappelle dans son livre : la question climatique est indissociable de la question sociale. Et vice-versa. Cet état de blocage permanent des mesures environnementales les plus évidentes ne découle pas seulement de l’inertie des institutions humaines, mais avant tout du capitalisme et de sa valorisation du profit infini. Si Sabotage propose un point de vue engagé, c’est d’abord pour montrer, à travers la fiction, que l’action directe est un tabou, pas un acte impossible. Il tient en fait deux discours simultanément : à celles qui refusent l’illégalisme, il explique qu’elles doivent être encore plus nombreuses, encore plus déterminées à faire de la question climatique l’enjeu politique central des années à venir si elles veulent éviter qu’on ait à faire exploser des pipelines ; et à celles qui ne croient plus au pacifisme intégral, à une non-violence sans résultat, il explique qu’elles peuvent faire exploser des pipelines si elles veulent éviter que le mouvement des premières ait été vain. C’est, au fond, un long-métrage sur l’espoir, ses limites et ses expressions politiques.

Le film Sabotage est sorti dans les salles belges le 16 août 2023.