Retour aux articles →

Le Tiers-monde, marché prometteur

L’humanité pauvre – 2,8 milliards de gens – égale, selon Nestlé, un marché de 10 milliards de dollars. Cela n’a pas échappé aux supermarchés. Cap sur le Sud. En Inde, qui limite drastiquement l’implantation des enseignes étrangères, le petit commerce reste dominant. Pour combien de temps encore ?

On en plaisante parfois. Qu’on soit à New-York, à Moscou ou à Pékin, le dépaysement n’apporte pas beaucoup de surprises. C’est le même McDo partout. Les mêmes chaînes d’hôtels, les mêmes Coca-Cola, les mêmes Marlboro. Et cela vaut aussi pour Carrefour, ex-GB, la multinationale française de la grande distribution. Elle n’est pas devenue le numéro deux mondial en faisant exploser le marché français et sa petite annexe belge. C’est par une politique d’expansion agressive qui ne connaît aucune frontière. Objectif : coloniser le monde entier. Le mouvement obéit à la loi du genre. Une entreprise qui gagne et qui rassure ses «investisseurs» doit sans cesse grandir. Pour les multinationales de la grande distribution, ce ne sera pas sur les marchés du vieux monde industrialisé. Ils sont saturés et, de surcroît, affligés d’un pouvoir d’achat anémié. Donc, le calcul est simple. Cap sur les pays émergents. Ils comptent beaucoup de pauvres mais, les pauvres, c’est aussi un marché. L’Inde, ainsi, présente un beau potentiel. Le secteur des ventes de détail susceptible d’être ravi par les supermarchés pèse 245 milliards d’euros et, selon les projections, le double en 2015. C’est, mettons, alléchant.

Carrefour, la multinationale française de la grande distribution .est devenue. n°2 mondial par une politique d’expansion agressive qui ne connaît aucune frontière. Objectif : coloniser le monde entier.

En Inde, cependant, il y a un os. C’est un marché fermé. Réglementé. Les opérateurs étrangers de grandes surfaces sont, depuis 1997, persona non grata. La règle ne souffre que deux exceptions. Ne sont admises que les enseignes spécialisées dans un seul type d’articles (l’équipement sportif, par exemple) et celles qui, par une joint venture passée avec une enseigne locale, vendent par l’entremise de cette dernière, par la porte arrière. C’est la voie choisie par Wal-Mart en s’alliant en 2007 avec le groupe de téléphonie mobile indien Bharti. Les magasins restent à 100% propriété de Bharti mais les ventes sont partagées fifty-fifty. Idem avec le numéro un mondial de la grande distribution en volume de ventes, le Britannique Tesco, qui s’est allié en 2008 avec le géant indien Tata. Si on ne peut pas entrer par la porte, on passe par la fenêtre. Mais, naturellement, cela tient du système D, un bricolage bancal.

Choix cornélien

Les verrous mis à l’entrée des multinationales étrangères demeurent l’ennemi à abattre. Sans cela, les grandes surfaces devront longtemps se contenter de la portion congrue et ne décolleront que lente-ment de leur part de marché actuelle qui est de 4%, une proportion ridicule comparée à celle qui prévaut dans les pays industrialisés (jusqu’à 85%, États-Unis) et émergents (36%, Russie et Brésil), voire même en Chine (20%). Le reste, si on peut appeler ainsi les autres 96%, demeure entre les mains du très petit commerce, les vendeurs de rue, les échoppes improvisées et les étals de marché. Pied de nez – insolent – à la mondialisation et à la «modernité». Et une force que les décideurs politiques ne peuvent ignorer. En octobre 2007, quelque 20 000 commerçants défilaient dans les rues de Bombay pour marquer leur opposition à tout changement de la législation. Dans l’État du Kerala, le gouvernement à dominante communiste a même menacé, en juillet 2007, de passer une loi interdisant les grandes surfaces, qu’elles soient étrangères ou non. Placé devant ces deux demandes contradictoires, le gouvernement fédéral, de centre gauche, a décidé… de ne rien décider. Classique. Devant le choix cornélien de déplaire quoi qu’on fasse, en Inde comme en Belgique, on confie la patate chaude à un institut dit indépendant et neutre. Cet institut, Indian council for research on international économie relations (ICRIER), décrit par d’aucuns comme acquis aux vertus de la mondialisation, a présenté son rapport en septembre 2008 Impact of organized retailing on the unorganized sector, ICRIER, 2008. Téléchargeable à l’adresse URL: http:// www.icrier.org/publication/workincg papers 222.html… La presse financière internationale s’en est aussitôt emparée pour extraire le chiffre apaisant : seule une infime partie des petits commerçants – 1,7% – ferait faillite en raison de la concurrence directe des supermarchés. Donc, impact zéro, donc du gagnant-gagnant car, aux multinationales de la grande distribution, le rapport promet un avenir radieux, un quadruplement de leur part de marché qui sera, en sus, tout bénéfice pour le pays entier : création d’emplois nouveaux et croissance économique. C’est, on s’en doute, une lecture sélective des données rapportées. Près de 60% des petits commerçants expliquent en effet la baisse de leur chiffre d’affaires par la concurrence des grandes surfaces et le chiffre de 1,7% représente en réalité une projection fondée sur la supposition qu’après le premier choc d’une ouverture aux opérateurs étrangers, la situation des petits commerçants se stabilisera peu à peu avec, à terme, une coexistence pacifique mutuellement profitable. C’est une lecture sélective mais, plus encore, une analyse qui ne manque pas d’intriguer. L’Inde serait donc le seul pays où les grandes surfaces ne tuent pas le petit commerce ?

L’impact, combien de zéros ?

Un des instituts qui a travaillé avec sérieux les effets de la grande distribution sur le tissu économique et social, la New Economies Foundation, aboutit à des résultats totalement opposés Ghost Town Britain II, NEF, 2003. Téléchargeable à l’adresse URL http:// www.neweconomics.org/aen/z svs publicationdetail.aspx?pid=168… Entre 1997 et 2002, en Grande-Bretagne, les petits commerces tels que boucheries, boulangeries, poissonneries et librairies ont mis la clé sous la porte au rythme de 50 par semaine. Sur dix ans, ce sont quelque 30 000 petits magasins d’alimentation générale et de tabac qui ont disparus, soit plus de 40% du nombre initial. Et ils sont allés où, leurs clients? Pas tellement le choix : Tesco, Sainsbury et compagnie, les grandes surfaces. D’où, désertification des agglomérations, fragmentation du maillage social, délinquance et… vive la vie en voiture : le citoyen britannique parcourt en moyenne plus de 1 400 km par an pour ses achats en aliments. La situation n’est guère différente aux États-Unis où le «miracle américain de la productivité», dit l’économiste Kenneth Rogoff Cité par François Vergara, «Le sursaut de la productivité américaine : réalité ou illusion statistique ?», dans L’Economie politique, n°29, 2006, reproduit dans Problèmes économiques, n°2 911, 11 novembre 2006 , mérite d’être relativisé du simple fait que «la majeure partie de ces gains de productivité, peut-être les trois quarts, vient du secteur de la distribution». Dit autrement, les performances économiques du modèle états-unien reposent pour une bonne part – surprise ! – sur l’élimination accélérée des petits magasins au profit des hypermarchés. Entre 1990 et 2001, dans la seule catégorie des épiceries, quelque 45 000 magasins sont passés à la trappe, soit un magasin sur quatre. Alors, en Inde, impact zéro ?

La percée des multinationales de la grande distribution .dans le Tiers-monde. risque d’en faire, comme ici, des laboratoires : du mauvais emploi sous-payé et surexploité sous nos cieux et, là-bas, du conditionnement à une consommation de pacotille robotisée.

Le problème, sans doute, doit être posé différemment. Le lien fait, dans le cas des États-Unis, entre grande distribution et gains de productivité, en suggère déjà la voie. D’évidence, le petit commerce accuse une productivité assez faible, y compris au sens large du terme, du point de vue de la création d’emplois socialisés (salariés) – il peut même être qualifié d’irrationnel, économiquement parlant, et de rétrograde. Mais, jusqu’à nouvel ordre, il remplit des fonctions sociales et il est porteur de valeurs humaines que les multinationales de la grande distribution non seulement ignorent, mais détruisent. Car elles n’ont que faire de ces fonctions et de ces valeurs, leur seule raison d’être est de faire du bénéfice et, par là, de rassurer les investisseurs actionnaires qui jouent en Bourse en les rétribuant à hauteur d’appétits sans cesse plus goinfres. Cela donne ce qu’on connaît, des supermarchés qui tiennent plus du temple de la consommation (peu importe quoi du moment que les ventes progressent) que d’un centre de distribution de marchandises répondant aux nécessités de la vie. De ce point de vue, les supermarchés sont tout aussi irrationnels et rétrogrades. À gauche, on exprimera cela en disant que la question de fond est celle de la propriété privée de l’économie. La percée des multinationales de la grande distribution en Inde et dans les autres pays du Tiers-monde risque donc d’en faire, comme ici, des laboratoires : du mauvais emploi sous-payé et surexploité sous nos cieux et, là-bas, du conditionnement à une consommation de pacotille robotisée. En Inde, riche d’une culture bien plus ancienne que la nôtre, les investissements récents dans l’implantation de nouvelles grandes surfaces n’ont pas produit le «return» escompté, que du contraire. Boudés par le public, les supermarchés du groupe indien Reliance, qui en ouvert 700 de-puis 2005, sont aujourd’hui ré-duits à chercher comment écou-ler leurs stocks «For some of India’s retailers, forecast boom is bust», Wall Street Journal, 26 août 2008. L’histoire enseigne que les jeux ne sont jamais faits.