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L’équation Prométhée

S’il fallait une preuve, une seule, qu’il existe un lien profond et intime entre le sport et chaque société humaine, on la trouverait dans les statistiques. 1. Le sport, c’est d’abord du chiffre. Toute compétition est sanctionnée par des résultats, par des victoires et des défaites. Seule exception à cette loi d’airain, les sports collectifs qui tolèrent des scores nuls, mais c’est une tolérance toute provisoire : il n’y a jamais qu’un seul champion au bout du championnat. Et dans les grands tournois, la Coupe du monde de football par exemple, les phases éliminatoires et les poules de qualification ne sont jamais que des prémices, une sorte de mal nécessaire avant le déchaînement des passions quand viennent enfin les quarts de finale et leurs matchs à élimination directe. Le comble de l’excitation est atteint quand, après 120 minutes d’un match nul et non avenu, tout se joue sur un coup de dé, un tir manqué ou un arrêt miracle, lors de «l’épreuve des tirs au but». Le sport remue alors, dans les tréfonds de nos cerveaux, les pulsions et les angoisses les plus contradictoires : désirs de justice et de vengeance, peur et délectation de ce hasard qui ne cesse de former nos vies, et de les défaire. 2. Tous sports confondus, de tous temps, les statistiques révèlent qu’il vaut mieux courir, frapper, jouer «chez soi» qu’«à l’extérieur». C’est ce qu’on appelle l’avantage du terrain. Il y a mille expressions pour illustrer cette vérité arithmétique qui semble relever du bon sens. «At home» disent les Anglais qui ont inventé la plupart des sports modernes et qui n’ont gagné qu’une seule fois la Coupe du monde de football : en 1966, à Wembley, le home sweet home du football britannique. Même les Diables rouges, qui ont pourtant un peu de mal à savoir où est leur maison (à Gand, à Liège, à Bruxelles ?), n’échappent pas à la règle statistique : ils ont remporté beaucoup plus de victoires en Belgique qu’à l’étranger. Pour les journalistes sportifs, le phénomène relève de l’évidence. Ils ont l’habitude de considérer qu’une victoire «à domicile» est normale. Un match nul à l’extérieur est une performance, une victoire un exploit. Le sport ici conforte le bon sens tribal et sécuritaire : loin de son antre, hors de son territoire, sans les repères familiers, sans les mugissements de la tribu, l’homme devient vulnérable, il a peur de mourir, il cherche d’abord à sauver sa peau. Et voilà comment le sport concourt à faire passer la prudence, la méfiance, voire la xénophobie pour des vertus cardinales. Avec, en version soft, les inlassables plaisanteries des commentateurs sportifs qui se sentent menacés d’exotisme sitôt franchies les frontières de leur royaume. 3. Mais que faire alors des chiffres qui infirment ces lois de l’évidence universelle ? Que faire de tous ces résultats et de ces innombrables champions qui triomphent partout, comme si leur terroir était sans limites ? Et si c’était d’abord cela, la marque du champion : une sorte d’indifférence au biotope ? Le Brésil a gagné cinq fois la Coupe du monde de football, en Europe, en Amérique, en Asie, jamais au Brésil. À Wimbledon, le premier tournoi de tennis du monde créé en 1877, les joueurs et joueuses britanniques ont remporté presque toutes les finales jusqu’en 1914. Depuis 1936 (Fred Perry), plus un Anglais n’a gagné en son jardin et la dernière victoire féminine remonte à 1977 (Virginia Wade). Depuis cinquante ans, les stars de Wimbledon s’appellent Laver, King, Borg, Navratilova, Becker, Edberg, Graf, Sampras, Federer, Williams, elles sont australiennes, suédoises, tchèques, américaines, allemandes, suisses. On n’en finirait pas de dénombrer les exceptions à la règle de l’avantage du terrain. Aucun sport n’y échappe, même ceux qui semblaient marqués au départ d’une sorte de déterminisme génétique, comme le judo, exclusivité nipponne jusqu’en 1964 et la victoire du Hollandais Anton Geesink aux Jeux olympiques de…Tokyo. En somme, les statistiques sont trompeuses. La victoire à domicile n’est pas une affaire de cocon, de connivence tribale ; comme la défaite à l’extérieur, elle est surtout le produit d’une méprise et d’une superstition. La présumé vainqueur gagne d’abord parce qu’il est dans la norme, dans le rôle du vainqueur et son adversaire dans celui du vaincu. Ce n’est pas lui qui triomphe, c’est l’autre qui renonce. Les plus grands champions de tous les temps, eux, n’abdiquent jamais. Ils préfèrent toujours la défaite au renoncement. Héros prométhéens, ils défient la norme et ne connaissent aucun interdit. Le sport ici renvoie à l’histoire de l’humanité. L’homme est devenu ce qu’il est par la transgression, par l’émigration, l’exploration de l’inconnu. Ses conquêtes ont toujours commencé par des victoires sur lui-même.