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Les « morts vivants » du Vatican

Il n’y a rien de plus pathétique que le regard d’un homme dont les jours sont comptés. Il n’y a rien de plus triste, de plus tragique que la vision d’un adolescent sans avenir, un individu condamné, un enfant en sursis. Ce spectacle devient d’ailleurs insoutenable quand celui qui va disparaître peut être sauvé, mais ne l’est pas. Et surtout lorsque celui-ci est parfaitement conscient de cette opportunité. On se retrouve alors devant des individus étranges, des gens qui sont toujours vivants mais qui sont en même temps foutus, ou presque déjà morts puisqu’il n’est question que de temps et que leur destin est inéluctable. On se retrouve devant des morts en sursis pourrions-nous dire, des «morts vivants» en quelque sorte. Ce mot revêt aujourd’hui une nouvelle signification, sans rapport hélas avec le cinéma et quelques films d’horreur américains. Je ne pense pas ici aux personnes âgées et malades, et encore moins aux malheureux et aux malchanceux atteints de maladies incurables. Je ne me mets pas non plus à la place des criminels qui dorment dans les couloirs de la mort aux États-Unis ou des «asociaux» qui attendent leur exécution par balles en Chine. Non, je pense ici aux 30 millions d’africains porteurs du virus HIV en Afrique Les données citées proviennent de plusieurs sources dont les plus importantes sont Le point sur l’épidémie de sida. Décembre 2003 publié dans le cadre du programme commun des Nations unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA) (http://www.unaids.org) et de l’Organisation mondiale de la santé (http://www.who.int/). Voir aussi le site de Médecins sans frontières (http://www.msf.fr). 30 millions d’individus, souvent très jeunes, et bien incapables de se payer les moyens de leur survie. 30 millions de «morts vivants» au sens littéral et donc fondamentalement scandaleux du terme: des gens vivants dont la mort est inscrite sur le visage. Des êtres foutus dont le terrible destin est scellé, et programmé dans le temps. Trois fois la population belge!

Des chiffres hallucinants

Ceci n’est pas du misérabilisme tiers-mondiste mais juste quelques chiffres connus qu’il convient de rappeler. Depuis le début de l’épidémie du sida, 20 millions d’individus ont perdu la vie. Si ce nombre est ahurissant, il ne représente que la moitié des 40 millions d’êtres humains porteurs du virus HIV en 2002 selon des sources officielles. Et rien qu’en 2003, on recense 3 millions de morts et 5 millions supplémentaires de personnes contaminées. En termes de décès et de transmission de la maladie, ces chiffres battent tous les records, ou presque! Car en termes de proportions, c’est l’Afrique qui détient véritablement la palme du continent le plus mal loti en la matière. Avec 30 millions de séropositifs, soit les trois quarts de la population mondiale contaminée, dont 2,5 millions d’enfants (2,5 millions d’enfants…), avec 3,2 millions de nouvelles contaminations et 2,3 millions de décès en 2003, l’Afrique subsaharienne a vu le sida devenir en 20 ans la première cause de mortalité, bien devant les sécheresses, les famines et les guerres civiles qui semblaient témoigner il y a vingt ans du pire qui pouvait leur arriver. L’épidémie progresse également ailleurs, notamment en Inde, en Chine et en Russie, mais les données sur l’Afrique restent de loin les plus spectaculaires, plus particulièrement au Botswana, au Swaziland et en Afrique du Sud, le pays le plus touché au monde avec 5,3 millions d’âmes contaminées. Les raisons de ce désastre humanitaire sont multiples et nous voudrions nous arrêter ici sur deux des causes les plus scandaleuses de ce fléau: le discours criminel du Vatican en matière de santé et la cupidité meurtrière de l’industrie pharmaceutique. Deux attitudes infâmes qui sont à l’origine de l’émergence de cette nouvelle catégorie d’individus: les «morts vivants», les morts en sursis. Deux attitudes connues qu’on ne peut que rappeler à défaut de pouvoir agir, pour l’instant…

Pré-cadavres, trithérapies et profits

Les prix délirants des médicaments susceptibles de se protéger du sida condamnent de fait la majorité des personnes contaminées dans le monde. Ne revenons pas sur le «débat» insolite qui oppose les partisans de la création et de la diffusion immédiates de médicaments génériques à moindre prix et les défenseurs des brevets possédés par les grands de l’industrie pharmaceutique; rappelons simplement que par la magie du marché qui leur interdit de payer moins cher que les autres ces fameux médicaments, des millions de personnes démunies sont devenues aujourd’hui, et malgré elles, des morts en sursis, des adultes, des adolescents et des enfants pour qui ce n’est plus qu’une question de temps. En Afrique, seuls 30 mille individus ont pu se procurer (ont pu payer) ces médicaments pour 30 millions de personnes porteuses du virus. Soit une personne sur mille. Une personne sur mille qui échappera au terrible châtiment. Des chiffres incomparables avec la situation en Europe ou aux États-Unis où la plupart des personnes atteintes de la maladie bénéficient aujourd’hui des médicaments nécessaires. Avec un peu de recul, on s’aperçoit que finalement l’envoi de sacs de farine et de lait en poudre hier n’était pas si compliqué au regard des multiples obstacles à la création et la diffusion aujourd’hui de médicaments contre le sida en Afrique subsaharienne. Aurions-nous pu imaginer que Bernard Kouchner avec son sac de riz incarnait non pas la fin mais bien le début de la catastrophe qui guettait le continent?

Le discours du Vatican

À part quelques menteurs bien connus, personne dans les milieux capitalistes et financiers ne prétend faire autre chose que de l’argent et du profit, et cela quels qu’en soient le prix, les conséquences environnementales ou les tragédies humaines. On peut donc reprocher à une poignée d’actionnaires insensibles et mercantiles de s’enrichir sur la maladie et la mort des autres, mais on trouvera difficilement un texte en matière de commerce international qui imposerait la santé avant l’argent et le profit Aussi étrange que cela puisse paraître, une disposition des accords sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce de l’Organisation mondiale du commerce prévoit néanmoins que si un «gouvernement juge qu’une situation présente un danger réel pour la santé publique et la sécurité nationale (…) il peut faire appel à la licence obligatoire (…) qui permet à un gouvernement d’octroyer la licence de fabrication d’un médicament à une autre compagnie, (…), alors que le médicament est toujours breveté par la firme qui l’a mis sur le marché». Cette disposition ne s’applique cependant pas facilement. Voir le site de Médecins sans frontières à l’adresse http://www.msf.be. En agissant ainsi, ils sont donc en quelque sorte logiques avec eux-mêmes. Et ce faisant, ils ne surprendront que ceux qui rêvaient d’un «capitalisme à visage humain». Mais nous aurions vraiment tort de nous en prendre exclusivement à l’industrie du médicament. Car l’avarice de celle-ci cache mal la soif d’autorité et de pouvoir de Jean-Paul II et de ses sbires qui cette fois-ci, et au nom de Dieu (circonstance très aggravante!), incite des millions d’individus à adopter des comportements suicidaires. En effet, cette nouvelle catégorie d’individus d’un genre particulier (les hommes en sursis) doit également son existence au discours criminel du Vatican sur la santé et la sexualité, un discours complètement décalé de la réalité et scientifiquement faux; des paroles qui poussent des millions d’individus vers une mort assurée. La production idéologique du Vatican est connue mais il est utile de la rappeler régulièrement. Évoquant «la santé reproductive des réfugiés» lors du Conseil pontifical pour la Pastorale de la santé, des migrants, des personnes en déplacement et du Conseil pontifical pour la famille, le président du Conseil Javier Lozano Barragán rappelle les fortes réserves du Vatican au sujet du préservatif et de la contraception en général, quels qu’en soient les objectifs réels précise-t-il. Ce faisant, Barragán nous montre le peu de cas que ce dernier fait de l’épidémie du sida et de sa propagation: «l’Église affirme l’obligation de respecter et de protéger le droit à la vie de chaque embryon humain, et elle refuse comme immorale toute action qui en provoquerait l’avortement ou qui viserait à le manipuler» Barragán s’exprime au sujet d’un manuel sur les modalités de l’assistance aux réfugiés publié par le Haut commissariat des Nations unies aux réfugiés en collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé. Voir Javier Lozano Barragán, Conseil pontifical pour la Pastorale de la santé, La santé reproductive des réfugiés, Cité du Vatican, 14 septembre 2001. Ce document est disponible sur le site Internet du Vatican à l’adresse http://www.vatican.va. Le message du ministre de la santé du Vatican a le mérite d’être clair; il s’inspire en fait d’un document plus ancien qui a souvent fait l’objet de critiques, notamment dans les rangs de l’Église catholique «L’Église catholique a effectivement fermé les portes de la contraception moderne lorsque le pape Paul VI a publié l’encyclique Humane vitae en 1968», d’après la coordination américaine Catholics for Contraception qui dénonce férocement les positions du Vatican en la matière. Basée à Washington, des informations à son sujet sont disponibles à l’adresse Internet http://www.catholicsforchoice.org. Publié en 1968, l’Humanae Vitae est donné à Rome par le pape Paul VI et porte sur le mariage et la régulation des naissances. Il stipule notamment, quelques lignes après la condamnation sans appel de l’avortement, que doit «être exclue toute action qui, soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation» Humanae Vitae, Lettre encyclique de sa sainteté le pape Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances. Ce document est disponible sur le site Internet du Vatican (op.cit.). L’Humanae Vitae réserve aussi une surprise à ceux qui 35 ans plus tard voudraient une dérogation à ces belles paroles étant donné le virus dont ils sont porteurs et qu’ils risquent de transmettre à un proche. À ceux qui voudraient se soustraire aux principes pour échapper à la mort, le Vatican a cette réponse stupéfiante: «il n’est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu’il en résulte un bien» Idem. Il n’est pas permis, même si vous allez y passer et contaminer l’être que vous aimez, d’utiliser un préservatif pour éviter la mort… Les gens qui rédigent ces sornettes mesurent-ils la gravité de leur discours et la réalité de ses conséquences? À l’appui de ce message suicidaire qui interdit l’usage du préservatif aux réfugiés et migrants, une véritable incitation à la non-assistance à personnes en danger, Barragán va plus loin et s’improvise expert scientifique. Ainsi, il fustige la publication du Haut commissariat des Nations unies aux réfugiés en collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé qui «prévoit l’omniprésence (du) préservatif en quantité massive, même si le pourcentage non négligeable d’échec de ce mode de “protection” est aujourd’hui plus que démontré».Voir Javier Lozano Barragán, op.cit. En d’autres termes, précisait-il déjà un an auparavant, «le préservatif ne sert pas à grand-chose» puisque le sida continue à se propager Voir le communiqué de l’Agence France Presse du 30 novembre 2000 repris par .Survivreausida.net, un site d’information sur le sida. Le communiqué est disponible à l’adresse internet suivante: http://www.survivreausida.net/article4578.html… Avec tous les chiffres qui précèdent, les 30 millions de morts en sursis qui vivent en Afrique et un tel discours, on comprend que Jean-Paul II et son ministre Barragán ne sont pas des comiques. Plus personne n’a d’ailleurs envie de rire aujourd’hui quand un proche de ce dernier, le père Felice Ruffini, affirme que même dans le cas d’un couple où l’un des partenaires est malade du sida, le préservatif n’est pas admis par l’Église Idem. Qu’on se le dise ajoute-t-il, «le Christ n’a pas assuré un chemin facile à ceux qui voulaient le suivre» Idem (Ruffini, Novembre 2000).

Des valeurs et des hommes

Le progressisme d’une partie de la base catholique sur ces questions ne pourra dissimuler éternellement le discours criminel de la hiérarchie. L’idée qu’il faut lire entre les lignes des textes du Vatican ne pourra justifier éternellement la portée assassine de ces derniers. L’âge avancé de Jean-paul II ne pourra occulter éternellement la responsabilité d’un homme qui pour sauver certains principes (et son pouvoir personnel) aura choisi d’encourager des millions d’individus à adopter des comportements mortels. Un homme qui préfère sauver son intransigeance plutôt que des millions de vies. Aujourd’hui, la cupidité de l’industrie pharmaceutique rivalise avec la folie religieuse du Vatican. Les deux facettes, les deux moteurs d’une tragédie dont certains spécialistes annoncent qu’elle ne fait que commencer. Alléluia!