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Mobilité et numérique : une modernité régressive

« Aller toujours plus vite » serait-il le mantra du XXIe siècle ? La numérisation galopante de notre espace-temps – dont le concept de smart city est devenu l’une des illustrations phares – pose bien des questions. D’abord celle du rôle des pouvoirs aux multiples opérateurs privés et publics. Mais encore plus celle des impacts dévastateurs pour les « travailleurs de la route » : chauffeurs de camions ou de taxis, livreurs, etc.

Cet article est publié dans le cadre du n°121 de Politique (décembre 2022). Il est également la base d’une série de réactions publiées suite à un accord conclu entre Uber et l’UBT-FGTB après sa rédaction. On peut retrouver des billets de la CSC, du Collectif des coursier·e·s et de l’UBT-FGTB.

Ce qui frappe aujourd’hui lorsqu’on observe l’interaction entre l’évolution des technologies de l’information et la mobilité, c’est l’injonction croissante et omniprésente à la vitesse, à la flexibilité maximale[1.À ce sujet on peut aussi lire P. Ansay, « L’accélération par l’écran : les critiques d’Harmut Rosa », Politique, n° 120, septembre 2022.]. La frustration importante des usagers devant les problèmes de congestion des infrastructures et la durée des déplacements n’est certes pas nouvelle. La recherche effrénée par le monde économique du just in time[2.Voir aussi l’article de Bertrand Montulet dans ce dossier.] dans le transport de marchandises est visible depuis un certain temps, comme celle des organisateurs de voyages dans le transport de personnes, avec comme corollaires l’insécurité des usagers et l’exploitation de ceux et celles qui travaillent dans ces secteurs.

Mais l’irruption en force du numérique au cours de la décennie écoulée a changé la donne en profondeur, avec l’émergence d’un marketing reposant sur deux tendances contemporaines : une gestion « efficace » et le « modernisme ».

Devant les difficultés dues à la congestion routière, particulièrement dans et vers les grandes villes, des ébauches de réponses sont apparues progressivement depuis une dizaine d’années, visant à offrir des alternatives concrètes aux modes de déplacement routiers « autosolistes » : véhicules partagés, usage du vélo pour les courtes distances, développement du transport en commun. Mais elles restent insuffisantes ou inadaptées dans bien des cas par rapport à nos « chaînes de déplacement » concrètes, notamment pour aller travailler, et la montée en puissance du télétravail a rendu celles-ci encore plus complexes.
Depuis les blocages routiers de septembre 2000, sous la pression du mouvement syndical, mais aussi à certains égards d’une partie des entreprises de transport, les pouvoirs publics ont progressivement encadré les conditions d’exercice du transport routier en fixant des temps de conduite et de repos, en tentant de responsabiliser les donneurs d’ordre qui font pression sur les entreprises de transport et en réglementant l’accès à la profession.

Cette action n’a pas été aisée, et les combats au plan européen ont été ardus. Par ailleurs, les moyens de contrôle des mesures prises sont structurellement insuffisants dans la plupart des États d’Europe de l’Ouest… et quasi inexistants à l’Est. En Belgique, en raison de la 6e réforme de l’État, ils ont été fragmentés et affaiblis. L’objectif visé ne concerne pas seulement les conditions de vie et de travail[3.Voir à ce propos le magnifique ouvrage, alternant récits de vie et reportages photographiques, de R. Peigny et V. Vercheval, La route à tout prix, Luc Pire, 2001.], mais aussi notre sécurité à toutes et tous lorsque nous nous déplaçons sur la route. Car comme le soulignait une campagne syndicale de sensibilisation de la Fédération européenne des travailleurs du transport, « la fatigue tue ».

Des nouvelles formes d’organisation

Certains acteurs du monde des entreprises rêvent toujours d’une « économie de 24 h », où un maximum de productivité et de rentabilité pourraient être atteintes, et qui supprimerait selon eux les problèmes de congestion routière. C’est cette même orientation qui, par exemple, empêche depuis plusieurs décennies les femmes et les hommes de la route qui travaillent dans les entreprises du transport, en Belgique (et dans d’autres États européens), d’avoir un jour de repos hebdomadaire fixe, avec les conséquences que l’on devine pour leur vie personnelle et celle de leurs proches. Les développements importants des nouvelles technologies de l’information ont amené au cours des deux décennies écoulées l’apparition de nouvelles formes d’organisation, tant sur le plan du transport de personnes ou de marchandises que pour les déplacements individuels. Elles sont promues par leurs auteurs comme autant de réponses modernes et efficaces aux difficultés des entreprises et des personnes. D’abord la promotion par un grand nombre d’ac­teurs privés et publics du modèle de la smart city, avec comme principe directeur « la mobilité comme service ».

Ensuite le développement de l’économie de plateforme, avec dans la foulée le développement de ce que l’on nomme l’uberisation[4.L’ubérisation (du nom de l’entreprise Uber) est un phénomène récent dans le domaine de l’économie consistant en l’utilisation de services permettant aux professionnels et aux clients de se mettre en contact direct, de manière quasi instantanée, grâce à l’utilisation des nouvelles technologies.] du transport (taxis, livraison par coursier, etc) et de l’e-commerce.

« Smart city » & « Mobility as a service »

« La mobilité comme service ». On est loin de l’imagination soixante-huitarde des Provos[5.Les Provos désigne un mouvement contestataire, libertaire et précurseur de l’écologie dans la seconde moitié des années 1960 aux Pays-Bas. Il prônait notamment un rejet du monde industriel et a mené une grande campagne pour promouvoir le vélo contre la voiture. Voir « Les vélos blancs d’Amsterdam », Amsterdam Air, 9 mars 2017. (NDLR)] à ­Amsterdam mettant à la disposition de tous et toutes leurs fameux vélos blancs… Les opérateurs privés ont repéré un nouveau marché, les opérateurs de transport public voient un défi à saisir pour augmenter leur attractivité.

Émergeant au travers des débats sur ce que l’on nomme la smart city, cette politique se base sur les opportunités offertes par les technologies de l’information. Cette notion de « ville intelligente » est intrinsèquement liée à la collecte et l’analyse de données, censées optimiser les décisions politiques mais aussi les choix de déplacement des personnes. Elle est aussi en phase avec une évolution initiée au plan européen pour la politique de transport sous le vocable ITS[6.Pour Intelligent Transport Systems. Les systèmes de transport intelligents appliquent aux transports les technologies de l’information et de la communication, telles que les planificateurs de parcours pour rendre la mobilité plus sûre et plus durable. Voir la directive 2010/40/UE du Parlement européen et du Conseil du 7 juillet 2010. ]. Les expert·es, tant du secteur privé que du secteur public et du monde universitaire, recommandent de favoriser une mobilité et une communication axées sur les citoyen·nes. Différents instruments sont préconisés et notamment le partage des données publiques, la collecte des données en temps réel ainsi que l’établissement d’un « partenariat de transport pour gérer la prestation de services intégrés de mobilité axés sur le citoyen ».

L’ambition est d’arriver à une parfaite intermodalité des déplacements : je recevrais sur mon téléphone portable une information à jour et en temps réel qui me donnerait mon trajet idéal pour atteindre facilement, et le plus rapidement possible, ma destination en combinant les différentes offres des opérateurs : une trottinette jusqu’à l’arrêt de tram, puis un voyage en train ou une voiture partagée, etc. J’aurais accès à tous ces moyens de déplacement grâce à une carte ou une application intermodales, qui me permettraient de payer l’entièreté de ce trajet. Cela suppose évidemment une intégration tarifaire des différents transports en commun et toutes sortes de processus financiers informatisés. Une première étape a été franchie en ce sens par les quatre entreprises publiques de transport en commun en créant une carte commune sur une zone comprenant Bruxelles et une partie du Brabant Flamand, sous la dénomination de BruPass XL.

On rappellera aussi l’apparition d’un nombre important de nouveaux opérateurs de mobilité (voitures et scooters partagés, trottinettes, etc.), à côté des acteurs traditionnels (chemin de fer, transport en commun urbain, taxis de type divers, etc). Une régulation attentive de la part des autorités est nécessaire, tant en ce qui concerne la qualité et l’offre que son interactivité avec les transports en commun.

Les données numériques concernant les véhicules motorisés, en ce compris les images recueillies par des caméras intelligentes, prennent de plus en plus d’importance dans le contrôle du respect des mesures prises en ce qui concerne les vitesses maximales autorisées, les émissions polluantes des véhicules et la fiscalité automobile (comme c’est déjà le cas pour les camions). Cela soulève, nous semble-t-il, de profondes interrogations sur la forme que prend la mise à disposition de ces données[7. Lire par exemple G. Delabie, « Open City, Smart Data et vice versa », La Fabrique des mobilités, 14 avril 2017.], les finalités de cet usage, et, last but not least, la qualité de ces données.

Par ailleurs, plusieurs études[8.Par exemple dans l’analyse faite par le Cerema, « Le MAAS en Europe : enseignements des expériences d’Helsinki,Vienne et Hanovre », Paris, décembre 2019.] constatent que les villes numériques se construisent trop souvent sans plan directeur. Leurs auteurs appellent les collectivités à regagner une capacité à gouverner et à organiser l’action des multiples acteurs qui innovent sur leur territoire. Au vu de ce qui se passe par exemple sur le territoire bruxellois, au-delà du discours officiel, cette mise en garde s’applique évidemment aussi à la mise en œuvre d’une politique de Mobility as a service (MAAS) et renforce la nécessité de sa gouvernance.

Mais qui dit « gouvernance » dans notre pays aux multiples compétences institutionnelles se retrouve vite devant un écheveau complexe, notamment en matière de mobilité[9.Voir SPF Mobilité et Transports, « Étude préalable à un plan de mobilité concerté et intégré », Bruxelles, 2015.]. Et l’exemple de la fameuse communauté métropolitaine bruxelloise restée jusqu’à présent à l’état de principe[10. Lire notamment J.-P. Nassaux, « La communauté métropolitaine : opportunité ou piège pour les Bruxellois ? », Les @nalyses du CRISP en ligne, 4 juin 2015.] nous montre que l’on est bien loin de l’apparente simplicité du modèle du MAAS.

L’enjeu n’est pas mince : comment s’assurer que la logique de service public soit la priorité, y compris pour les opérateurs privés ? Comment garantir une offre adéquate et de qualité, et une accessibilité égale à toutes les personnes potentiellement intéressées ?

In cauda venenum[11. Se dit lorsque qu’un texte se présente d’abord de manière rassurante avant d’asséner une vérité ou un discours tranchant. (NDLR)], le rapport de la Fondation IBM, souvent cité par les autorités bruxelloises pour appuyer leur politique de MAAS, concluait aussi à… l’urgence d’un abandon de la générosité fiscale à l’égard des voitures de société devant son impact désastreux pour l’environnement et la congestion automobile des villes.

Économie de plate-forme et ubérisation

L’économie dite de plateforme[12.Voir notamment J. Charles, I. Ferreras, et A. Laminne, « Économie de plateforme et entreprise fissurée : quelle perspective d’émancipation pour les travailleurs-euses ? », Politique, 7 décembre 2018.] repose sur des applications informatiques créées par des entreprises spécifiques ; elle est supposée être « collaborative »[13. Lire à ce propos M. Lambrecht, « L’économie des plateformes collaboratives », Courrier Hebdomadaire, Crisp, n° 2311-2312, 2016.] rassemblant des travailleurs « autonomes ». Elle serait l’image même de la « modernité ».

Pour la personne qui l’utilise, l’économie de plateforme est très attractive : traçabilité de la livraison à vélo ou du trajet de la voiture, disponibilité en permanence d’une main-d’œuvre hyper-flexible qui réagit au quart de tour, tarifs bas voire très bas. Ce mode d’organisation est perçu comme suivant la même tendance au just in time mise à disposition par les sites d’achats comme Amazon ou d’autres, où le coût du transport est très réduit et où le retour des articles ne donnant pas satisfaction est annoncé comme gratuit.

Relevons au passage que, malgré la tirade surprise de Paul Magnette[14. Déclaration de Paul Magnette en février 2022 : « Laissons la Belgique devenir le premier pays sans e-commerce, avec de vrais magasins ». Lire B. Henne, « Paul Rabhi Magnette », RTBF, 9 février 2022.] sur l’e-commerce, rien ne semble vraiment devoir changer, comme le soulignent les organisations syndicales. À cet égard, le président de l’Union belge du transport (centrale de la FGTB), Frank Moreels, souligne qu’il ne s’agit pas seulement de l’enjeu du travail de nuit, mais également de l’ensemble des conditions de travail dans le secteur de la logistique et du transport et d’un dumping social à grande échelle[15.FGTB-UBT, « Stop à la flexibilité débridée dans l’e-commerce », 8 février 2022.].

Quand on y repense, une partie de cette évolution s’annonçait au fond déjà il y a quelques années lorsque bpost imposa à ses facteurs l’utilisation du logiciel Géoroute, dont l’impact désastreux sur les conditions de travail provoqua de fortes réactions syndicales. Pour le consommateur, le système est merveilleux (tout est tracé, le délai de livraison est ambitieux) mais derrière les petits clics de son téléphone – on semble être dans le même univers que celui de la smart city, du smartphone – c’est une dure réalité pour le monde du travail.

Pour ceux et celles qui veulent travailler dans la livraison (Deliveroo, Take away, etc) et le transport de personnes, c’est donc un vaste piège qui est dressé[16. On peut aussi lire R. D’Elia, « Comment les nouvelles technologies sont utilisées contre les travailleurs », Politique, n° 120, septembre 2022. (NDLR)]. Les plateformes leur vantent les qualités d’un emploi indépendant, sans les informer sur les conséquences de leur sous-statut qui ne leur donne droit qu’à très peu de protection sociale. Cette situation recrée dans nos sociétés du XXIe s. les conditions du travail à la tâche qui régnaient au XIXe s. et qui ont été considérées comme un des grands facteurs d’aliénation pour le monde du travail. Pas de véritable assurance, donc pas de couverture en cas d’accident du travail ou d’incapacité de travail. Une mise en concurrence de fait pour obtenir une course ou une livraison, c’est-à-dire du « stress algorithmique », le nouveau nom pour la maltraitance programmée.

Comme l’analyse un récent article[17.« L’ubérisation n’est pas une fatalité », Démocratie, n° 6, février 2022. Dans ce même numéro, lire aussi : L. Wartel, « Comment comprendre l’intérêt des chauffeurs à travailler avec Uber ? ». ] de Martin Willems, responsable national United Freelancers ACV-CSC, derrière l’attrait exercé par le discours sur l’uberisation, on assiste à une prise d’otage insidieuse de ces travailleurs et travailleuses. Sans oublier l’exploitation honteuse des sans-papiers dans le secteur de la livraison à domicile.

Le discours de la plupart des plateformes qui s’auto-désignent comme « collaboratives » est une magnifique tromperie : elles prétendent n’avoir aucun impact concret sur l’organisation du travail et se limiter à offrir des services informatiques à des « auto-entrepreneurs ». Or sans l’existence des personnes qui fournissent les services de livraison et de transport, elles ne pourraient pas exister.

La saga des taxis bruxellois

Rien n’empêche évidemment les entreprises de transport classiques de personnes de mettre à disposition des usager·es leurs applications informatiques conviviales. Mais cela n’efface pas la menace de les voir disparaître, et à travers celle-ci, les emplois salariés de leur personnel. C’est ce qui a provoqué la saga « taxi contre Uber » à Bruxelles, avec un conflit politique de fond que la droite libérale (mais pas seulement) a voulu décrire comme celui de la modernité contre le passéisme. Ajoutons que le dumping des prix était lui aussi en filigrane de ce conflit : pourquoi recourir à des taxis classiques alors que les taxis uber sont moins chers ?

Relevons en effet que le lobbying de défense de la « modernité » organisé par Uber avait semé la confusion dans bien des partis bruxellois, y compris à gauche. Les Verts ont réagi en ordre dispersé et n’ont pas tenu un discours d’une grande clarté, à l’exception du député Ecolo Hicham Tahli qui est intervenu à plusieurs reprises pour dénoncer l’exploitation des chauffeurs par Uber. Le PTB a quant à lui mis du temps avant de clarifier sa position à l’égard d’Uber, et ce après avoir commencé par soutenir les manifestations de chauffeurs poussées en sous-main par cette plateforme. Ce parti a ensuite opté pour une défense des droits des chauffeurs à l’égard de tous les employeurs.

Depuis lors, on sait d’ailleurs qu’Uber a usé de nombreux moyens illégaux et ­frauduleux pour arriver à ses fins : payer des ­manifestants, corrompre des clients-mystères, etc.[18. Si le PS a relayé avec tous ses députés les positions syndicales, certains d’entre eux ont été perçus comme très (trop ?) sensibles aux revendications des patrons du secteur des taxis traditionnels. À droite, le Comme le démontrent les Uber files, une fuite massive de plus de 124 000 documents internes à l’entreprise Uber obtenus par The Guardian et partagés avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont les médias belges Le Soir, Knack et De Tijd. Plusieurs hommes politiques y sont cités pour leur accointance avec l’entreprise américaine en Belgique, notamment Pascal Smet (Vooruit) et Boris Dilliès (MR). Lire X. Counasse, « Uber Files : à Bruxelles, tous les coups d’Uber sont tordus », Le Soir, 10 juillet 2022. Voir aussi « De la déontologie ministérielle », texte de la chronique politologique de Caroline Van Wynsberghe paru dans le précédent numéro de Politique. (NDLR)] MR en est venu à soutenir ouvertement ­l’entreprise privée envers et contre tout, alors que les partis centristes Défi et Les Engagés ont louvoyé tant et plus.

L’ordonnance[19.Ordonnance relative aux services de taxi du 9 juin 2022, Moniteur Belge du 7 juillet 2022.] récemment votée par le Parlement bruxellois a notamment pour objectif d’encadrer les plateformes et de donner des droits égaux à tous sur le plan des conditions de travail. Le tout sera de voir si dans ses arrêtés d’application ces objectifs seront réellement atteints et si les plateformes (en premier lieu Uber) s’y conformeront… car rien ne les empêcherait théoriquement d’opérer à partir des deux autres Régions.

Les damné·es de la mobilité

Comme plusieurs initiatives le montrent, rien n’empêcherait non plus les personnes travaillant dans le secteur de la livraison à vélo (ou autres) de se regrouper dans de véritables coopératives offrant des services de qualité. De véritables coopératives pourraient aussi voir le jour dans le secteur des taxis, même si le dispositif législatif existant pour l’économie « collaborative », initié et poussé par la droite libérale, n’offre pas un véritable accès à une sécurité sociale correcte.

Après le scandale de l’entreprise PostNL qui a recouru à de faux indépendants et au travail des enfants, la vice-Première ministre Groen, Petra De Sutter, avait annoncé qu’elle déposerait un projet de loi pour empêcher que ce type de dérives se produisent en Belgique. Mais on sait aujourd’hui qu’il n’en sera rien et que le secteur de la distribution postale (Amazon, bpost , PostNL, UPS, etc) est invité à s’auto-réguler. C’est une défaite de taille : demander à des entreprises de favoriser en leur sein de bonnes pratiques est peut-être utile sur le plan de la prévention et de la sensibilisation… mais cela n’empêche cependant pas les montages frauduleux et l’exploitation. Croire qu’un secteur professionnel secoué par des phénomènes de concurrence inéquitable va changer sans cadre légal et sans contrôles, c’est une mystification néolibérale que l’on regrette de voir adopter ainsi par les écologistes ; on les a connus mieux inspirés lorsqu’ils œuvraient dans le secteur du transport routier au début des années 2000…

Pour ce qui concerne le projet porté par le vice-Premier ministre Pierre-Yves Dermagne au sein du gouvernement fédéral relatif au droit du travail dans l’économie « collaborative » censé vouloir améliorer les choses, il n’a toujours pas fait l’objet d’un accord politique. Il est vrai qu’au plan européen le projet de directive de la Commission, qui définit certains critères quant à la présomption (ou non) de salariat, ne progresse pas vraiment non plus[20.Voir le document Règles de l’UE sur le travail via une plateforme du Conseil européen.].

On est donc bien loin d’un respect des droits sociaux par les entreprises actives dans l’économie de plateforme et le rapport des forces avec leurs travailleurs reste incertain, notamment en raison de l’attitude des décideurs politiques.

Enjeu et défis majeurs

On le voit, derrière le marketing de la mobilité « moderne » et des petits clics sur smartphones, c’est tout un modèle de société qui est en cause. Après une période d’adaptation au nouveau contexte numérique, le mouvement syndical semble souvent bien seul à porter les revendications pourtant élémentaires pour un salaire décent et des conditions de travail correctes.

Et l’on voit les partis de gauche bien hésitants quant aux combats prioritaires à mener. Tout continue à se passer comme si le travail existant dans le secteur de la mobilité et du transport n’avait pas droit au même respect que les autres, l’arrivée du numérique ayant affaibli encore sa défense.

Les acteurs de l’exploitation « numérique » du travail sont extrêmement habiles pour semer la division et ­opposer ceux et celles qui sont demandeurs de mobilité ou de livraison et celles et ceux qui les leur fournissent.

L’enjeu est énorme pour les travailleurs et le défi pour la gauche ne l’est pas moins.

(Image de la vignette et dans l’article de ©Véronique Vercheval tirée du livre écrit avec Réjane Peigny La route à tout prix, Luc Pire, 2001.]