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Moins de bruit, plus de sens

Ce numéro spécial avait notamment pour objectifs de questionner notre relation au débat public et l’apport de notre revue… de débat, mais également d’échanger avec d’autres rédactions (écrites et indépendantes) proches de Politique et qui, comme nous, entretiennent la vie démocratique en Belgique francophone. Et ce en leur posant deux questions : 1. Les magazines et revues sont-elles des lieux de débats ? et 2. Comment nourrissent-elles le débat public et participent-elles au débat démocratique ? Voici leurs réponses.

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022). Cette réponse fait partie d’un tout avec celles d‘Alter Échos, de La Revue nouvelle, d’axelle, de Wilfried, de DeWereldMorgen et de Sampol.

Imagine Demain le monde (1996) « Clarifier les faits, libérer les idées et les esprits » – Bimestriel journalistique centré sur les questions d’écologie, de société et les rapports Nord-Sud. Lancé avec le soutien d’Ecolo, le titre est indépendant depuis 2003, partenaire du CNCD-11.11.11. pour le traitement des questions de solidarité internationale.
www.imagine-magazine.com

« Pour que les médias reviennent à la vie, ils n’ont pas d’autre choix que de redevenir des êtres vivants », préconise avec sagesse le philosophe japonais Uchida Tatsuru[1.U. Tatsuru, « La mission », supplément du magazine Zoom Japon, mars 2012.].

Des êtres vivants, et aurions-nous envie d’ajouter, des êtres apaisés, inspirés et centrés sur les enjeux fondamentaux de notre temps : l’urgence climatique, le fossé grandissant entre une richesse insolente et une pauvreté galopante, le chômage de masse, le désenchantement citoyen, la dégradation des écosystèmes, les inégalités Nord-Sud… On est, hélas, encore trop souvent loin du compte.

Embarquée au cœur du Big Bang numérique, une certaine presse mainstream, telle une poule sans tête, emprunte de plus en plus régulièrement des voies contraires. Celles de l’emballement, de la frénésie, du prêt-à-penser, de l’information manichéenne et cynique, à la fois affolée et affolante, catastrophiste et anxiogène.

Prolifération de nouvelles de plus en plus calibrées et uniformes, culte du buzz et du clic, mythe de l’immédiateté, « émocratie » à tous les étages, flux continu d’infos insignifiantes ou low cost qui circulent en boucle sur les réseaux sociaux : voilà, en résumé, la tendance lourde du moment.

Du court, du clash, de l’approximatif ! Avec, dans ce gigantesque village planétaire désormais rebaptisé « post-vérité », son lot de dégâts collatéraux : mémoire à (très) court terme, rumeurs, bobards et mensonges en cascade !

Nier ces nouvelles réalités médiatiques en adoptant la position des trois petits singes (« Tout voir, tout entendre, mais ne rien dire ») ou en se retranchant dans un corporatisme de façade ne servira pas notre cause : à tous les niveaux de la chaîne de fabrication, nous avons tout à gagner à balayer devant nos portes.

« Des marchands de phrases »

Évidemment, on sait que la critique des médias et des journalistes est une pratique vieille de deux cents ans, si pas davantage – dès l’arrivée des premières entreprises de presse au XIXe s., nous étions déjà sur la sellette. C’est la fameuse phrase de Balzac « Si la presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer » ou les mots doux de Rastignac comparant les journalistes à des « marchands de phrases » et des « proxénètes littéraires ».

Toutefois, la défiance grandissante de l’opinion publique à l’égard des médias enfle sournoisement, il ne faut pas se le cacher. Au gré des différents mouvements sociaux (Gilets jaunes, lutte contre le racisme et les violences policières…) jusqu’aux récentes « marches pour la liberté » sur fond de covid-19, le media bashing va bon train. Ces « journalopes » et autres « presstituées » accusées de tous les maux : menteurs, manipulateurs, trafiquants de vérités, vendus à l’État, au Grand Capital, à Big pharma, aux élites… Néanmoins, tout n’est pas désespéré au royaume d’Albert Londres[2.Albert Londres (1884-1932) est un journaliste et écrivain français qui a donné son nom à un prix récompensant chaque année en France un reportage de qualité. Il est considéré comme une référence en matière de journalisme d’investigation. (NDLR)]. Et plusieurs signes sont plutôt encourageants.

Un : l’appétit des citoyens. On n’a jamais autant consommé de médias qu’aujourd’hui. Sur papier, en ligne, via la radio, des podcasts ou la télé, bienvenue dans le monde des médiavores ! Deux : la noblesse du métier. Un récent sondage de Radio France montrait que 91 % des citoyens considèrent le journalisme comme un métier « utile » et 84 % qu’il est « indispensable à la vie démocratique ». Et quand la presse joue son rôle de « quatrième pouvoir » (de l’affaire Nethys aux Pandora papers, de la corruption en République démocratique du Congo au dieselgate), elle démontre combien elle est robuste, glorieuse et légitime. Trois : le besoin de vérité. Il n’a jamais été aussi criant. Alors que les « informédiaires » (Gafam[3.Pour Google, Apple, Facebook (devenu Meta en 2021), Amazon et Microsoft, entreprises dominantes sur le web. (NDLR)], réseaux sociaux et moteurs de recherche) occupent une place hégémonique, que les algorithmes rythment désormais tous nos faits et gestes et que les fake news fragilisent dangereusement nos démocraties, nous avons urgemment besoin de décodeurs, de décrypteurs et autres vérificateurs pour ne pas basculer du côté obscur de la force.

Une information pour et avec les citoyens

On ne s’étendra pas ici sur la logique marchande qui s’est emparée de tout notre secteur : concentration des grands médias, rachats de titres par des financiers ou des industriels[4.Voir l’article de T. Scohier dans ce numéro.], course à l’audimat, concurrence effrénée, puissance des lobbys, etc. Cette dimension marchande va de pair avec une inquiétante précarisation de la profession de journaliste (statuts précaires, rémunérations indécentes, conditions de travail dégradées…) et la multiplication des freins dans l’exercice de celle-ci (lois liberticides, accès difficile aux sources, pressions commerciales…). Une réalité économique et sociale qui doit être prise en compte si l’on veut comprendre cette crise de confiance évoquée plus haut.

« Bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés, ils deviennent des sujets », disait le sociologue Alfred Sauvy. Pour s’en convaincre, il suffit de lorgner vers les dictatures et autres pouvoirs autoritaires.

De plus, nous savons combien les médias nourrissent notre perception du monde. Ils façonnent nos esprits, nos représentations, nos opinions et nos croyances. Ils pèsent sur nos vies, que l’on soit du côté de « l’infobésité » (ce trop-plein de nouvelles, d’alertes, de notifications, de live…), de la déconnexion volontaire ou du repli informationnel. Ils agissent sur nos émotions – positives ou négatives –, suscitant tantôt l’empathie et la solidarité, tantôt ­l’anxiété et la peur.

Dans ce grand concert techno-médiatique, que pouvons-nous faire à notre modeste niveau de « médias libres en Belgique francophone » ? Comment continuer à exister, se développer, innover, rayonner, peser sur le débat public ? Comment, malgré les difficultés socioéconomiques inhérentes à notre secteur – petitesse du marché, diffusion payante à géométrie variable, coûts de production en hausse (papier, énergie…), fermetures de librairies, concurrence de la presse « gratuite »… –, pouvons-nous parvenir à enrichir modestement la vie démocratique ? S’il existait une recette miracle, cela se saurait ! Mais il existe des pistes et énormément d’espoir, comme le montre très bien Anne-Sophie Novel, dans son livre et son documentaire Les médias, le monde et nous[5. Livre publié chez Actes Sud (2019). Film diffusé par la RTBF, accessible via www.docstv.fr ou www.harmattantv.com.].

Selon notre consœur, nous trouverons notre salut en recréant de nouveaux « contrats », de nouvelles formes de « médiations » avec les citoyens-consommateurs.

Comment ? En prenant le temps de questionner, d’investiguer, de rapporter et de raconter le réel comme il est et, surtout, comme il devient. Avec rigueur et discernement, passion et obstination, recul et humanité, hors des sentiers battus.

En cette époque morose et incertaine, les citoyens ont plus que jamais besoin de clés pour comprendre, décoder, mettre en perspective, espérer, se projeter et, effectivement, construire les bases d’un futur durable et désirable.

Pour ce faire, nous disposons d’une palette d’outils formidables et variés : l’investigation, le grand reportage, le journalisme de données, le web documentaire, les formats longs, les nouvelles formes narratives et multimédias… Nous connaissons par ailleurs quelques pistes salutaires, celles qui nous permettrons de retisser du lien avec les citoyens, de regagner leur confiance, leur attention, leur adhésion : un retour aux fondamentaux du métier (les faits, d’abord les faits), un journalisme au plus près du réel (dégagé d’une posture élitiste, hermétique et surplombante, et qui donne en priorité la voix aux sans voix, aux minorités invisibles), une transparence dans nos pratiques (rappeler d’où l’on parle, quelles sont nos méthodes de travail), etc.

Un Manifeste « Imagine »

À la rédaction d’Imagine, nous avons entrepris en 2019 une grande réforme éditoriale en mettant en place un processus dynamique et participatif en huit étapes : ateliers d’intelligence collective, questionnaire en ligne adressé aux lecteurs, coécriture d’un Manifeste Imagine, création du groupe les Pisteurs d’Imagine composé de douze personnalités issues de la société civile et coprésidé par Olivier De Schutter et Fatima Zibouh… Un travail passionnant et particulièrement enrichissant pour l’équipe, qui a débouché sur un magazine enrichi, un nouveau chemin de fer et un site web éco-responsable.

Fondé il y a vingt-cinq ans, Imagine a été précurseur sur les questions de transition écologique et sociale et défend un journalisme d’impact, à la fois apaisé, vivant et critique en racontant les métamorphoses présentes et futures, en défendant une vision en « clair-obscur » (ni catastrophiste ni angélique) et une pensée complexe (ni simpliste, ni conformisme, la plus nuancée possible).

Nous tentons par ailleurs d’être « porteurs d’idées nouvelles et inspirantes, d’histoires audacieuses et inattendues, de petits ou grands récits » et de nous ranger « du côté de la poésie et de la beauté du monde » comme le précise notre manifeste. En suivant cette belle idée de l’anthropologue Anna L. Tsing, que nous aimons bien : « Cultiver la joie dans les ruines ».

Ce journalisme que nous défendons n’est ni naïf, ni militant, ni simplificateur. Il nous permet tour à tour d’enquêter en profondeur sur la police belge, l’arrivée d’Alibaba à Liège Airport ou le business de l’aide alimentaire, de partager la pensée d’intellectuels pointus comme Philippe Descola ou Geneviève Azam, de valoriser une pédagogie nouvelle ou s’immerger dans la Zad (« zone à défendre ») française de Notre-Dame-des-Landes.

Vaste, mais passionnante entreprise. Qui nous amène à prendre pleinement notre place dans le débat public (festivals, colloques, débats…), connectés à la société civile, tout en gardant notre liberté et notre indépendance éditoriale.

L’époque est à la fois compliquée et réjouissante pour nos médias libres. Pour la traverser, nous devons rester nous-mêmes (avec une identité éditoriale forte, un journalisme qui fait sens, une écoute et un respect des citoyens) : des médias qui tirent nos lectrices et nos lecteurs vers le haut et les aident à grandir. Loin du vacarme ambiant. Des médias qui ralentissent pour redevenir, comme le préconise Tatsuru, de véritables « êtres vivants ».

(Image de la vignette et dans l’article sous copyright d’Imagine Demain le monde.)