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Objets politiques ou sujets de droit : quels lendemains pour les Roms ?

rom – pic
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Longtemps maintenue au cœur des polémiques liées à l’immigration, la « question rom », qui avait fait couler tant d’encre depuis l’été 2010, semble aujourd’hui reléguée au second plan suite à l’arrivée de milliers de migrants venus du Moyen-Orient et d’Afrique.  Oubliée donc, à première vue. Si les Roms ne font effectivement plus la une des journaux, qu’est-il advenu de cette communauté et des difficultés laissées en friche ?

Population peu et surtout mal connue, les Roms ont de tout temps nourri un imaginaire collectif confus, où se sont cristallisés pêle-mêle stéréotypes, rumeurs et amalgames.  D’où la nécessité de commencer par préciser de qui l’on parle. Estimés à plus de 12 millions de personnes, les Roms constituent une communauté culturelle et linguistique, majoritairement issue de pays d’Europe centrale et orientale. Il s’agit de la plus grande minorité européenne, ainsi que de la plus défavorisée. Cette population est à distinguer des Gens du Voyage, qui sont principalement de nationalité belge et française, et dont la spécificité réside dans un mode de vie mobile.

A travers l’histoire et jusqu’à nos jours, le quotidien des Roms a été marqué par deux phénomènes étroitement liés: la pauvreté et le racisme[1]. Désormais reconnue sous le nom d’antitsiganisme, la haine anti-Rom est aujourd’hui appréhendée comme l’une des premières causes perpétuant les cercles vicieux de la précarité et de l’exclusion au sein de la communauté. Aux quatre coins de l’Europe, profilage ethnique, expulsions brutales de campements de fortune, refus de l’aide sociale et traitements différentiels dans les administrations restent monnaie courante pour les personnes et familles identifiées comme « Roms ».


En marge des politiques d’inclusion

Face au constat d’une précarité et d’une persécution grandissante, le Parlement Européen, en 2011, a sommé ses Etats membres de prendre des mesures concrètes pour améliorer les conditions des Roms. En Belgique, comme dans de nombreux autres pays, une stratégie nationale pour l’inclusion des Roms a vu le jour en 2012. La plupart de ses objectifs, ainsi qu’une majeure partie de son opérationnalisation, s’inscrivaient dans les politiques et mesures déjà en place et dans les projets d’insertion d’organismes existants. Cinq ans après la publication de la stratégie, l’heure est à son évaluation et celle-ci est effectuée, entre autres, par la société civile[2].  Les premiers bilans sont sans ambages : la stratégie belge, plus qu’elle n’a généré de grands changements, a surtout esquissé les lignes directrices d’une marche à suivre qui, malgré son inscription dans un système plus large de politiques inclusives, peine toujours à porter ses fruits.

A l’évidence, les difficultés d’insertion persistantes que rencontrent les Roms sont avant tout liées aux cercles vicieux mentionnés plus haut, ainsi qu’à une discrimination endémique qui affecte directement l’exercice des droits fondamentaux. Par ailleurs, on constate sur le terrain une autre barrière majeure à l’inclusion, qui réside dans la nature même du système d’aide sociale belge. Celui-ci est en effet construit sur une base individuelle, là où la précarité subie par les Roms est marquée par une dimension familiale. Ce constat vaut pour la quasi-totalité des domaines qui déterminent l’inclusion: qu’il s’agisse de suivi social, administratif, ou d’aide au logement, le caractère familial de ces difficultés complique encore l’accès au droit pour les Roms. A titre d’exemple, les mesures existantes face au phénomène du sans-abrisme – des abris de nuit aux projets de réinsertion par le logement – s’avèrent généralement inadaptées à la réalité et aux besoins de familles avec enfants.


Cibles de politiques d’exclusion

Au-delà de leur évolution en marge des politiques d’inclusion, ce qui fait de l’insertion des Roms un véritable parcours du combattant est qu’ils sont également la cible de politiques d’exclusion. Ce constat ne se limite pas aux pays d’Europe centrale et orientale, mais reflète aussi une réalité qui s’est progressivement étendue aux pays d’immigration. La Belgique le démontre depuis quelques années, en multipliant des mesures discriminantes qui, si elles ne ciblent pas explicitement les Roms, ont jusqu’ici été activées prioritairement à leur encontre.

Pour l’illustrer, inutile de remonter beaucoup plus loin qu’en 2012. L’année de production de la stratégie belge d’inclusion des Roms fut donc aussi empreinte de mesures s’inscrivant dans une logique radicalement opposée. La Belgique, s’inspirant probablement de son voisin français[3], s’est mise à activer les conditions d’exception à la libre circulation et à les utiliser majoritairement contre des familles Roms.  Ces dernières, alors étiquetées « charges déraisonnables pour l’Etat », se sont vues délivrer des ordres de quitter le territoire et expulsées de gré ou de force.

Depuis septembre 2017, le passage de la loi « anti-squat » permet, pour la première fois, de sanctionner pénalement l’occupation illégale de tout bien immobilier[4]. Cette proposition de loi faisait suite à l’émoi provoqué par l’occupation d’une maison gantoise, par des familles Roms trompées par un faux propriétaire. Depuis lors, des expulsions forcées de familles ont été rapportées dans plusieurs grandes villes, et ce même pendant l’hiver.

Enfin, en 2018, et malgré des condamnations antérieures (2004 et 2008), la Belgique a réinstauré la possibilité d’emprisonner des familles avec enfants, sur base de l’irrégularité de leur statut de séjour.  La toute première famille enfermée était une famille rom, au profil particulièrement vulnérable : une mère de 23 ans, et ses 4 enfants âgés de 1 à 6 ans (tous nés en Belgique). Si la détention d’enfants constitue en elle-même une violation des législations internationales, le Comité des Droits de l’Enfants des Nations Unies s’était ici adressé explicitement aux autorités belges pour leur demander de libérer la famille… L’expulsion vers la Serbie a cependant eu lieu en octobre, après deux mois de détention, dans un silence et une discrétion tout juste proportionnels au tollé qu’avait généré leur enfermement.

 

Ignorés des politiques d’asile

Le renvoi de cette famille, loin d’être un cas isolé, illustre que la communauté Rom est aussi la grande oubliée des politiques d’asile. Ici réside l’un des plus profonds paradoxes de l’Europe contemporaine : si la discrimination et la persécution à l’égard des Roms sont aujourd’hui connues de tous, et présentées comme un véritable enjeu pour les instances européennes, les portes de l’asile leur restent hermétiquement closes. Dans la plupart des pays d’immigration, les Roms font face à un refus quasi systématique des demandes d’asile, d’où qu’ils viennent et quelle que soit la légitimité de leurs craintes de persécution. Sur la dernière décennie, la systématisation des refus été facilitée par l’adhésion de plusieurs pays de l’Est à l’UE, ainsi que par la création d’une « Liste des Pays Sûrs » en 2012. Parmi ces états supposés garantir la protection des droits de l’homme figurent plusieurs pays des Balkans[5], où règne pourtant un climat d’insécurité et de haine antitsigane à tous les échelons de la société.

De tout temps, la manière dont les médias et les autorités ont abordé les crises migratoires et de l’asile a laissé supposer que celles-ci s’inscrivaient dans des délais courts : la situation est présentée comme sans précédent, les réactions et dérives sont justifiées par l’immédiateté et la contrainte. Le traitement des crises et problèmes liés à l’immigration semble ainsi invariablement marqué par l’urgence, l’inattendu, et par un impératif de sévérité. Pourtant, au fil des années, force est constater que les stratégies et politiques migratoires sont en réalité plutôt implantées dans la continuité. Le cas des Roms l’illustre à nouveau : il y a près de 20 ans, en 1999, un groupe de 74 demandeurs d’asile roms slovaques furent déportés de force. Ceux-ci avaient obtempéré à une convocation de police dont l’objectif annoncé était d’aider les familles à « compléter leur dossier d’asile ». Il s’agissait en réalité d’un prétexte pour les regrouper. L’expulsion de ces familles se fit au mépris des indications de la Cour Européenne de Droits de l’Homme, qui préconisait de prendre le temps d’examiner la légitimité de leurs demandes d’asile et rappelait l’interdiction des expulsions collectives.

C’est ainsi que de nombreuses familles roms ressortissantes de pays hors-UE, suite à une demande d’asile déboutée, se retrouvent en situation d’illégalité sur le territoire belge. Les parents font alors face à un choix impossible : retourner dans un pays qui ne veut pas d’eux, ou bien rester et vivre cachés, voués à la survie et dénués d’accès aux droits. Leurs enfants, même nés en Belgique, grandissent dès lors dans ces mêmes situations liminales, en dehors de la société et du droit.


L’ethnicisme en politique

Les Roms grands oubliés des politiques d’inclusion, Roms cibles de politiques d’exclusion et Roms ignorés des politiques d’asile : ces trois thématiques, étroitement liées, posent la question de l’ethnicisme en politique. Ici, le concept d’« ethnicisation » fait référence à l’association généralement effectuée entre les problèmes de pauvreté et de marginalisation, et des soi-disant spécificités culturelles « roms ». Cette rhétorique, largement répandue dans le discours public mais aussi auprès de décideurs et autorités politiques, revient à nier les causes véritablement déterminantes de la pauvreté, qui sont structurelles, historiques, politiques, économiques… Elle nie également l’existence d’une majorité de Roms intégrés, actifs sur le marché du travail, pour qui le stigmate s’est effacé avec l’insertion socio-professionnelle.

A travers l’histoire, ce processus d’ethnicisation a été alimenté par de nombreuses tentatives de dépeindre les Roms comme des « autres ». Parmi elles, le discours qui continue d’appuyer sur leurs origines indiennes présumées. Les Roms sont pourtant présents sur le continent depuis plus de 600 ans, et y vivent au même titre que n’importe quel autre citoyen européen. Mais voilà qu’à la dérobée, implicitement, l’insistance sur des origines extra-européennes leur refuse une historicité, une appartenance et une attache territoriale en Europe. Ce processus permet de « dénationaliser » leurs problèmes: ils restent alors perçus comme une population étrangère, transnationale, mystérieusement frappée de problèmes similaires de pauvreté et d’isolement.  L’invocation des différences culturelles reste donc très en vogue (par ex. la fameuse allégation d’« inintégrabilité » par Valls[6]) et est utilisée aussi bien pour expliquer la triste cruauté du sort des Roms que l’animosité qu’ils provoquent. Leur culture présumée devient alors l’explication de tous leurs malheurs : « la politique s’acharne à produire la culture, qu’elle invoque si volontiers, inversant ainsi les causes et les effets ». (Fassin, 2014 : 15[7])

C’est dans ce contexte historique qu’ont émergé les mesures incitatives d’inclusion des institutions européennes. Puisqu’elles ciblaient spécifiquement les Roms, beaucoup ont cru y voir une approche ethnique des politiques sociales. C’est ainsi qu’indirectement, ces efforts a priori positifs ont fini de convaincre l’opinion majoritaire que les Roms sont les seuls responsables de leur situation.

La question Rom, camouflage de la question sociale

En tous points, la situation des Roms illustre les paradoxes de l’Union Européenne, et le double standard qui émane de l’application de ses principes fondamentaux à ses populations les plus démunies.  Les effets de ces paradoxes se font ressentir en Belgique, où malgré le développement de mesures ciblées, les Roms restent en marge des politiques d’inclusion, et le point de mire de politiques d’exclusion.

Si les tendances détaillées dans cet article sont inquiétantes pour les Roms, elles devraient également le devenir pour le reste de la société. En effet, l’utilisation répétée de cette communauté pour tester des politiques répressives, loin de constituer un filet de sécurité pour le reste d’entre nous, charpente en réalité les bases d’un système capable de restreindre les droits et libertés de chacun.

Quant à l’avènement de l’ethnicisme en politique, il n’est pas non plus sans risque : en diffusant une compréhension culturelle de phénomènes socio-économiques, cette tendance fragilise non seulement la citoyenneté et les droits des Roms, mais elle dissimule aussi, plus globalement, la véritable nature de la question sociale… Qui n’a ni couleur, ni ethnie.

 

[1] Une étude récente de la FRA (Agence des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne) a établi plusieurs constats pour le moins alarmants : à l’échelle européenne, 80% des Roms vivent sous le seuil de pauvreté, 1/3 n’ont pas d’accès à l’eau courante, un enfants rom sur trois va dormir en ayant faim au moins une fois par mois.

[2]  Pour la Belgique, le Centre de Médiation des Gens du Voyage et des Roms a été chargé d’assurer la rédaction de ce rapport de policy monitoring, qui est présentement en cours de révision.

[3]  Le Gouvernement Sarkozy a mené une politique stricte de démantèlement des campements de fortunes et d’expulsions de masse, qui bien qu’elle ait suscité polémiques et condamnations, fut perpétrée sous Hollande.

[4] Jusque-là, il n’était pas question de procédure pénale. Avec cette nouvelle loi, les squatteurs risquent un mois de prison, prolongeable jusqu’à un an s’ils refusent de quitter le bâtiment. Les procédures d’expulsion sont également accélérées et moins coûteuses pour les propriétaires.

[5] (Serbie, Monténégro, Macédoine, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Albanie).

[6] Référence à la déclaration du le ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, en septembre 2013, sur « l’impossibilité » d’intégrer les Roms.  Dans l’imaginaire collectif, ce discours substitua à la volonté d’intégration l’idée de capacité d’intégration. Les Roms « ont vocation à rester en Roumanie ou à y retourner », tels furent les mots du responsable politique.

[7] Fassin É., Fouteau C., Guichard S., Windels A., 2014, Roms et riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique éditions, 227 p.