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Rupture générationnelle dans la famille Miliband

Dans le cimetière de Highgate, au nord de Londres, un étroit chemin nous amène devant l’imposante stèle funéraire de Karl Marx. À quelques mètres à peine, en contrebas, on trouve une modeste pierre tombale recouverte d’une inscription laconique : « Ralph Miliband, écrivain, enseignant, socialiste ». Le jeune juif bruxellois venu se recueillir devant la tombe de Marx en 1941 était loin d’imaginer que sa dépouille reposerait un jour non loin du maître politique, dans le carré des révolutionnaires de ce cimetière excentrique et romantique. La bataille qui a récemment opposé David et Ed Miliband pour la direction du Parti travailliste a permis de reparler du père illustre. Lorsqu’Ed a prononcé son premier discours de leader travailliste, il a parlé avec émotion de ses ancêtres juifs fuyant le nazisme dans une Europe hostile.

De Bruxelles au Blitz

Ralph – fâcheusement prénommé Adolphe à la naissance – est né à Bruxelles le 7 janvier 1924. Ses parents ont quitté la Pologne à la recherche d’une vie meilleure et se sont établis dans le quartier de Saint-Gilles. Samuel Miliband, le père, est maroquinier. Les Miliband sont une famille juive athée, instinctivement socialiste. Dès l’âge de 15 ans, Ralph rejoint Hashomer Hatzaïr (Jeune Garde). L’organisation lui fournit une première socialisation politique socialiste et sioniste. Plus tard, sous l’influence de l’historien Marcel Liebman, Miliband critique Israël et soutient la création d’un État palestinien. Le jeune Ralph parle le yiddish et l’allemand, mais sa langue principale est le français. Lorsqu’en 1940 les armées allemandes pénètrent en Belgique, Ralph et son père embarquent à Ostende dans l’un des derniers bateaux pour l’Angleterre. Il découvre Londres sous les bombardements du Blitz. Ne parlant pas l’anglais, il gagne sa vie en déménageant les meubles des maisons bombardées.

Marxiste indépendant, Miliband ne fut jamais membre du Parti communiste ou de quelconque groupe de la gauche radicale. Il est l’observateur sévère du Parti travailliste, dont il sera pourtant membre entre 1951 et 1961.

En 1941, Miliband entame une licence en politique à la London School of Economics (LSE). Il y rencontre le professeur Harold Laski, dirigeant marxiste du Parti travailliste. Sous sa direction, Ralph rédige une thèse de doctorat consacrée aux idées politiques du « petit peuple » sous la Révolution française. Il enseigne ensuite à la LSE jusqu’en 1972 et démissionne alors pour protester contre la répression brutale d’étudiants de gauche par l’administration de la LSE. En 1961, il épouse Marion Kozak, une de ses anciennes étudiantes. Marion est une juive tchèque, dont la famille a été décimée pendant la guerre et qui rejoint la Grande-Bretagne en 1947. Socialiste radicale, elle aurait voté pour Diana Abbott, la candidate de la « gauche » travailliste à l’occasion du vote pour la désignation du leader travailliste. Elle est membre de Jews for Justice for Palestinians (JfJfP), une organisation qui combat la colonisation israélienne de la Palestine. Les organisations juives britanniques n’ont pas caché leur « inquiétude » après l’élection d’Ed Miliband à la tête du Parti travailliste. Certains ont déploré le fait qu’il ait pu qualifier d’« erroné » l’arraisonnement de la flottille humanitaire en route vers Gaza ; présentant ces propos comme « déplaisants » et « naïfs ». D’autres ont estimé qu’Ed était sur cette question « influencé » par sa mère Marcus Dysch, « I’ve nothing to say », The Jewish Chronicle, 8 octobre 2010.

Marxiste indépendant

Marxiste indépendant, Miliband ne fut jamais membre du Parti communiste ou de quelconque groupe de la gauche radicale. Il est l’observateur sévère du Parti travailliste, dont il sera pourtant membre entre 1951 et 1961. En 1958, il rejoint la revue The New Reasoner, composée de dissidents communistes (EP Thompson, John Saville) et collabore avec la revue The Universities and Left Review, dirigée par d’éminents intellectuels de la Nouvelle gauche (Stuart Hall, Raphael Samuel). En 1959, ces revues se fondent dans la New Left Review (NLR), qui demeure aujourd’hui le plus prestigieux titre de la gauche intellectuelle britannique. Miliband quitte la NLR en 1963, quand l’équipe est rajeunie. Miliband et Saville créent le Socialist Register, une publication annuelle qui rassemble des essais « de qualité » sur le socialisme et le mouvement ouvrier. Miliband co-dirigera la revue jusqu’à sa mort. En 1961, Ralph publie le premier et probablement le plus célèbre de ses ouvrages : Parliamentary Socialism. A Study in the Politics of Labour. Il y dénonce bien avant l’avènement du New Labour, l’électoralisme éhonté des directions travaillistes et syndicales, leur modération congénitale et la mise en place de politiques « conservatrices » une fois au pouvoir. En marxiste critique, Miliband reconnaît aux agents de l’État et aux gouvernements une autonomie relative. Mais ceux-ci ne peuvent rien face à l’emprise de l’État bourgeois et capitaliste, structurellement orienté vers la défense des intérêts et de l’hégémonie du capital. Il développe ces idées dans The State in Capitalist Society (1969). Lors de son premier discours de leader du Parti travailliste, Ed a reconnu avec humour que « tout le monde n’a pas un père qui a écrit un livre pour expliquer qu’il ne croyait pas dans la voie parlementaire vers le socialisme ».

Le père et ses fils

La victoire d’Ed ne garantit pas, loin s’en faut, un recentrage à gauche substantiel. Dès l’élection acquise, Ed Miliband a affirmé que le Parti travailliste ne mettrait pas le cap à gauche.

Ralph Miliband est mort en 1994, quelques semaines à peine avant l’élection de Tony Blair à la tête du Parti travailliste. On peut aisément imaginer ce qu’il aurait pensé de ce leader, ami des plus riches et inlassable allié d’un président états-unien néoconservateur. Il est cependant témoin du recentrage à droite entrepris sous les directions de Neil Kinnock et de John Smith. Avant d’intégrer la machine New Labour et d’en devenir des rouages importants, Ed et David sont élevés par des parents de la gauche radicale. La maison familiale à Primrose Hill (dans laquelle David réside toujours) voit passer le ban et l’arrière-ban de l’intelligentsia de la gauche marxiste britannique et internationale. Cela ne convaincra pourtant pas Ed et David de se rallier au combat anticapitaliste. David (né en 1965) et Ed (né en 1969) rejoignent le Parti travailliste très jeunes, mais s’écartent bien vite de son aile gauche (Tony Benn, Ken Livingstone) pour se rapprocher du centre, qu’ils ne quitteront plus ensuite. Ce sont les enfants du thatchérisme : pragmatiques dans l’action et acquis aux fausses évidences néolibérales. Ils comprennent que les idées de leur père sont minoritaires dans le Parti travailliste et pensent qu’elles ne pèseront pas lourd face à l’offensive thatchérienne. Dans Reinventing the Left (1994), un ouvrage collectif qu’il a dirigé, David écrit : « Le rôle de la politique n’est pas d’abolir les marchés, mais de les organiser et de les réguler ». Inversement, Miliband père estime qu’après la Dame de fer, l’avenir n’est pas à un « thatchérisme à visage humain », mais à un « New Deal » radical. La rupture politique entre le père et ses fils est totale et irréversible. Un jour, Miliband demande à Tariq Ali, une des voix de la gauche radicale britannique, ce qu’il pense d’un discours de Neil Kinnock. Ali répond qu’il a trouvé l’intervention creuse et soporifique. Miliband éclate de rire : « C’est David qui en est l’auteur ! » Après avoir dirigé la Policy Unit à Downing Street, David devient député en 2001, il entre au gouvernement en 2005 et devient ministre des Affaires étrangères en 2007. Conseiller économique de Gordon Brown, Ed est élu député en 2005 et entre au gouvernement en 2007. Dans les deux cas, il s’agit d’une ascension météorique, au cœur de l’appareil New Labour, de deux individus qui ont soutenu les politiques et la philosophie de ce gouvernement de bout en bout. Pendant les débats qui on précédé l’élection du leader travailliste, les deux frères se sont déclarés « socialistes » (une chose impensable pour Tony Blair). Mais quel rapport leur socialisme peut-il bien avoir avec le socialisme de leur père ? La défaite du « blairiste » David, battu par Ed, constitue un désaveu cinglant des politiques menées par les Blair, Brown ou Mandelson ; de ceux qui ont soutenu la guerre d’Irak ou encore des politiques néolibérales mises en œuvre entre 1997 et 2010. Cependant, la victoire d’Ed ne garantit pas, loin s’en faut, un recentrage à gauche substantiel. Dès l’élection acquise, Ed Miliband a affirmé que le Parti travailliste ne mettrait pas le cap à gauche. Ralph Miliband était resté attaché à la Belgique, son pays natal. Il entretenait une relation amicale et politique étroite avec Marcel Liebman, autre grand marxiste indépendant. Les deux hommes s’étaient rencontrés à la LSE lorsque Liebman y était venu étudier les relations internationales. En 1987, l’Institut Liebman a attribué à Ralph Miliband la première Chaire créée en hommage à l’historien disparu. Cette distinction récompense chaque année les universitaires qui contribuent à l’étude générale du mouvement socialiste et de la pensée de gauche.