Retour aux articles →

Stéréotype et diabolisation

La pensée logique succède à la pensée «primitive» lorsqu’elle associe un homme à son comportement, son apparence, ses actes, ses pensées ou ses propos, lorsqu’elle sélectionne une partie de ces critères et tente de brosser un portrait objectif avec tous les éléments dont elle dispose. La pensée logique peut ignorer certaines de ses qualités, de ses défauts, de ses peurs et de ses espoirs, mais d’une manière générale, elle refuse la simplification et tente, vaille que vaille, de comprendre à qui elle a à faire, et ce qui se passe dans sa tête.

Enfermer et diaboliser

La pensée logique redevient «primitive» lorsqu’elle balaie la diversité d’un homme pour l’enfermer dans un propos, un comportement, ou une couleur de peau. Lorsqu’elle considère normal qu’un individu, un groupe ou une communauté soit enfermé, circonscrit et limité à un ou à plusieurs de ses attributs triés sur le volet. Quand elle réduit systématiquement tel sujet, tel homme, telle minorité ou tel pays à une partie de ce qui les détermine, à une partie de leur identité seulement, sans considération pour le reste.Lire notre chronique .«Déplacement et généralisation» dans POLITIQUE (avril 2004) En prenant un exemple totalement trivial mais très contemporain, on peut affirmer avec ce qui précède que la pensée «primitive» réduirait aujourd’hui Justine Henin à sa raquette de tennis ou à sa domiciliation à Monaco, et peut être même aussi à sa volonté d’échapper à l’impôt que s’acquittent pourtant tous les Belges qui travaillent sur notre territoire. La pensée «primitive» affirmerait l’identité, l’unité du sujet et de son prédicat, de Justine et de Monaco. Elle réduirait Justine Henin exclusivement et sans autre forme de procès à l’impôt non payé et partant, à son mépris pour le système de solidarité belge dont elle a énormément profité. En limitant fortement les prédicats qui caractérisent un sujet ou un groupe, la pensée primitive ne ment pas — les choix financiers de Justine Henin en témoignent — mais ce type de pensée esquive radicalement la complexité des individus et des groupes. Elle est donc une arme redoutable pour diaboliser les uns et les autres, certaines minorités ou certains peuples. Ce mécanisme qui enferme les gens dans des catégories strictes et ciblées serait totalement anecdotique et donc sans intérêt s’il ne caractérisait une pensée qui domine les esprits en 2005, bien au-delà des extrémistes et des intégristes de tous bords. C’est ce mécanisme par exemple qui permet à Nicolas Sarkozy de parler d’expulsion des étrangers en France suite aux émeutes dans les banlieues Lire «Expulser, plus facile à dire qu’à faire» dans l’édition électronique de Libération du 15 novembre 2005 : http://www.liberation.fr. En supprimant tous les prédicats des émeutiers (jeunes, pauvres, sans diplômes…) et en conservant abusivement la caractéristique «origine étrangère», Sarkozy réduit des problèmes extrêmement complexes à la question de l’intégration des étrangers et à leur expulsion du territoire. En enfermant de jeunes désoeuvrés dans le seul prédicat «immigré», Sarkozy confisque tout ce qui fait qu’un individu n’est pas une couleur ou une nationalité mais une histoire, une famille, des craintes, des erreurs et des espoirs. Ce raisonnement expéditif qui enferme les gens dans des catégories strictes et ciblées serait totalement accessoire s’il ne caractérisait une pensée produite par les plus hautes autorités de l’État en France, comme en témoigne l’allocution de Jacques Chirac le 14 novembre dernier Le texte intégral est disponible sur le site de l’Elysée: http://www.elysee.fr/elysee/francais/interventions/interviews_articles_de_presse_et_interventions_televisees./2005/novembre/declaration_aux_francais.32000.html.., un discours qui mélangeait belles promesses sur l’emploi et «ethnicisation» de la misère socio-économique: «Ce qui est en jeu c’est le respect de la loi mais aussi la réussite de notre politique d’intégration. Il faut être strict dans l’application des règles du regroupement familial. Il faut renforcer la lutte contre l’immigration irrégulière et les trafics qu’elle génère. Il faut intensifier l’action contre les filières de travail clandestin, cette forme moderne de l’esclavage» Idem. Ces quelques mots qui enferment les gens dans des catégories strictes et ciblées seraient totalement anodins s’ils n’étaient en définitive un passage nécessaire, une borne désormais franchie pour qu’un député de l’UMP (le parti de Chirac et de Sarkozy) et Jean-Marie Le Pen Le député en question est Jean-Paul Garraud. Lire «Certains émeutiers déchus de leur nationalité?» dans l’édition électronique du Nouvel Observateur du 10 novembre 2005: http://permanent.nouvelobs.com/ , chacun de leur côté et à des moments différents, puissent proposer en toute tranquillité le vote d’une loi permettant la dénaturalisation des Français dits de «papiers» (Le Pen Voir le communiqué de presse de Jean-Marie Le Pen du jeudi 10 novembre 2005: http://www.frontnational.com..)! Avec la «pensée primitive» et ses associations scandaleuses, tout devient donc possible, tout et n’importe quoi, y compris les pires propositions d’extrême droite (la dénaturalisation des citoyens français rappelle Vichy et le sinistre Pétain)!

Diaboliser et généraliser

En décrétant l’identité d’un sujet et de son prédicat, la pensée «primitive» affirme par extension l’identité et l’unité de tous les sujets qui ont le même prédicat. Si la pensée primitive affirme l’identité d’un homme et de l’une de ses caractéristiques (l’origine étrangère et un acte criminel comme le fait Sarkozy), elle affirme aussi l’identité de tous les hommes qui ont la même caractéristique, elle met tous ceux qui lui ressemblent dans le même sac : «toutes les personnes d’origine étrangère sont des délinquants». Justin Henin et son départ pour Monaco ne seraient donc pas seulement réduits à la tentative de ne plus payer d’impôts, mais tous les joueurs de tennis qui possèdent certains attributs similaires (la même raquette par exemple) se verraient mis dans le «même panier». Ils seraient d’emblée considérés comme identiques, sur base de leurs attributs communs. Les joueurs de tennis seraient en quelque sorte identifiés à l’évasion fiscale. La pensée «primitive» permet tout et n’importe quoi, elle offre d’identifier tel homme politique à l’acte de corruption dont il est l’auteur, et laisse sous-entendre ensuite, d’emblée, la corruption qui qualifierait tous les hommes politiques sans exception. De Claude Despiegeleer à l’ensemble de la classe politique, en passant par le Parti socialiste Sur la maladie qui ronge le PS et qui dépasse de loin le seul Claude Despiegeleer, voir notamment l’éditorial de Patrice Dartevelle («De la politique, pas de l’éthique!») dans Espace de libertés (n°336 – Novembre 2005, p.2) et celui d’Henri Goldman («Le dernier pays de l’Est…») dans le précédent numéro de POLITIQUE (n°41 – octobre 2005, p.3) , il y a un lien que la pensée primitive n’a aucun mal à faire valoir : «Tous pourris!». Un lien qui a réussi jadis à l’acteur Arnold Schwarzenegger lorsqu’il proposait de «balayer les ordures politiques», et qu’il est finalement parvenu à ses fins en écartant, «en terminant», le gouverneur Gray Davis. La pensée «primitive» fait des ravages dans les relations entre les hommes et dans l’interprétation des problèmes de nos sociétés. Elle enferme les gens dans des catégories immuables et distribue les responsabilités de façon aveugle, sans nuance ni recul! C’est elle, dans le discours raciste de l’extrême droite, qui associe les jeunes d’origine maghrébine au mieux à des chômeurs-délinquants, des criminels et des trafiquants de drogue, au pire à des islamistes radicaux, adeptes de Ben Laden. Où les deux à la fois, sans craindre la contradiction Voir notamment les tracts du Front national distribués à Liège dans la perspective des élections régionales de juin 2004 ! C’est toujours elle dans la foulée qui permet à certains de réduire les attentats du 11 septembre 2001 aux pilotes des avions-suicides, et surtout à leurs origines nationales et à leur religion, pour affirmer ensuite, que tous les Arabes sont des fanatiques religieux, ou des terroristes illuminés. La pensée «primitive» s’offre à tous avec la même efficacité. En tant qu’arme politique, elle passe d’un camp à l’autre et permet à certains de réduire l’État d’Israël au mur que ses soldats construisent entre leur pays et la Palestine, pour alléguer ensuite, dans la foulée, la responsabilité collective de tous les Israéliens face à la misère palestinienne. Un peu comme si Israël était une société harmonieuse et politiquement homogène où tout le monde s’accorderait, main dans la main, sur les moyens pour sortir de la crise. Loin des différences compliquées entre partis politiques, courants religieux et mouvements pour la paix, la pensée primitive identifie tous les Israéliens à Ariel Sharon et à ses conseillers. Au mieux c’est le blâme collectif, au pire on propose de « ayer Israël de la carte» D’après les propos anachroniques du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, qui a appelé à «rayer Israël de la carte» à l’occasion d’une conférence intitulée «Le monde sans sionisme» donnée à Téhéran le 26 octobre 2005.

Généraliser et expliquer

A bien y regarder, la «pensée primitive» apparaît comme une tentative désespérée pour expliquer le monde. Un moyen ultime pour simplifier les enjeux, et comprendre pourquoi tout ne tourne pas rond. Que ce soit chez Sarkozy, chez les intégristes ou chez les extrémistes de droite, en Belgique et en France, qu’il s’agisse des propos d’Arnold Schwarzenegger ou des menaces de Mahmoud Ahmadinejad, on assiste à chaque fois à une entreprise d’élucidation radicale, une démarche audacieuse pour balayer la complexité et l’incompréhension, et redistribuer clairement les responsabilités. Avec la généralisation, ce processus cognitif par lequel les propriétés et caractères observés sur un nombre limité d’individus sont étendus à l’ensemble des individus, la pensée primitive nous offre une opportunité unique d’y voir plus clair. Elle évacue les vrais problèmes et les remplace par des oppositions simplistes entre les bons et les méchants, si possible réunis dans des groupes, des minorités ou des peuples nationaux. Elle nous épargne la réflexion, la patience et le recul, et nous fournit des oppositions fantômes entre les Européens et les étrangers, les Juifs et les Arabes, les Aryens et les «sous-hommes» ! Ainsi, et au sens vraiment péjoratif du terme, cette pensée reste fondamentalement primitive!