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Une épopée de la bienfaisance

En Belgique et ailleurs, le tsunami asiatique a provoqué une fougue de générosité spectaculaire en faveur des victimes. Quels éléments psychologiques et culturels peuvent expliquer une telle ardeur? Culpabilité judéo-chrétienne? impératif éthique de solidarité? quête de sens pour une société occidentale en perte de repères?… Après l’émotion des premiers instants, place donc à l’analyse. Entretien avec Franis Martens, anthropologue et psychanalyste.

Comment expliquer que l’élan de générosité qui a suivi le tsunami en Asie fut aussi massif, alors que le monde regorge de nombreuses autres catastrophes humaines? Que s’est-il passé dans la tête des gens lors de cet événement pour qu’ils réagissent de la sorte? Si on analyse cette réaction de manière psychologique, on peut constater que cette catastrophe s’est muée en une véritable épopée de la bienfaisance. Beaucoup de citoyens se sont sentis indirectement investis d’une mission, certains allant jusqu’à partir avec armes et bagages sur les plages asiatiques après le tsunami – et ce pour diverses raisons. On peut donc s’interroger sur la diversité de ces motivations et aussi sur le côté exceptionnel de cet engagement. À ce sujet, il faut s’arrêter sur l’étrangeté qui nimbe déjà le mot «tsunami» lui-même. Avant le 26 décembre, ce terme japonais était quasiment inconnu de la plupart des citoyens, excepté des amateurs d’estampes, ce qui lui donne un caractère particulier à la fulgurance de sa médiatisation. Nous avons peu pensé en termes de «raz-de-marée consécutif à un tremblement de terre», seul le mot tsunami était présent dans nos têtes. Dès le départ, cette catastrophe reçoit un nom exotique inconnu du commun des mortels, ce qui n’est pas loin de la transformer en objet mythique, sur le mode des phénomènes de la nature divinisés par la mythologie.

« La culpabilisation dite «judéo-chrétienne» n’est que la dérive morbide d’un impératif moral indispensable, issu lui-même de la fondamentale précarité de l’espèce humaine. »

Peut-être ce procédé permet-il d’exorciser une réalité trop terrifiante, en l’exilant du vocabulaire de tous les jours? Ainsi du mot «shoah» – substitué progressivement aux expressions de «génocide hitlérien» ou de «solution finale» – qui, hors de son contexte linguistique propre, semble évoquer plutôt la face sombre du mythe biblique de l’«élection». L’opération n’est pas innocente, car il y a là comme une façon de se débarrasser d’une proximité insupportable en la faisant glisser vers une sacralisation peu favorable à sa reprise dans le champ politique (qui pourrait, par exemple, déboucher sur la reconnaissance de la part prise par les Belges dans la déportation des Juifs). Dans le cas du tsunami, on s’est trouvé emportés par une sorte de mythisation du phénomène, comme confrontés à une divinité vengeresse, arbitrairement incarnée dans la violence démesurée des éléments. Cet aspect des choses est indissociable de la dimension pragmatique de l’aide accordée aux pays dévastés. Amplifiée par les médias, chaque émotion individuelle a donné de l’élan à une réaction collective à fleur de peau. Comme toujours l’affectif et le politique étaient mêlés mais, cette fois, à ciel ouvert. Outre les caractéristiques psychologiques collectives, que peut-on dire du fonctionnement de la psychologie individuelle face à une telle situation? Sur ce point, il existe un phénomène psychopathologique banal, mis en lumière surtout après la guerre de quatorze, et redécouvert après celle du Vietnam : la pathologie grave de certains survivants. Il s’agit des ravages psychiques et psychosomatiques, filigranés par un vécu de culpabilité, qui viennent toucher certains rescapés d’une catastrophe. Pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, on a pu observer que lorsqu’un obus tombait dans une tranchée et, par pure fatalité, tuait certains soldats plutôt que leurs camarades, ceux qui en ressortaient totalement indemnes développaient plus de troubles consécutifs que leurs compagnons blessés, fut-ce légèrement, lors de la même explosion. Ces derniers s’en sortaient mieux sur le plan psychologique, comme si leurs propres blessures avaient suffi à éponger la «dette» liée à l’iniquité du destin. Ce phénomène renvoie aux méandres extrêmement sinueux du sentiment de culpabilité. Qu’entendez-vous par-là? Le sentiment de culpabilité prête à confusion, associé comme il est à tant de péripéties névrotiques. Pourtant, excepté chez les pervers intégraux (une espèce assez peu répandue), il est universellement présent. Il est lié à la condition humaine. Si certaines cultures privilégient la honte plus que la culpabilité, il s’agit d’une simple question d’accent. La culpabilisation dite «judéo-chrétienne» n’est que la dérive morbide d’un impératif moral indispensable, issu lui-même de la fondamentale précarité de l’espèce humaine. Celle-ci, en effet, est incapable de survivre sans solidarité. Et comme par hasard, il se fait que la racine grecque qui (via le latin) donne, en français, le mot «éthique», accouche (en grec ancien) de deux termes voisins, signifiant l’un, la «philosophie morale», et l’autre, l’«habitat naturel d’une bête»! Autrement dit, «éthique» et «éthologie» (qui ne sont autres que leurs héritiers linguistiques) cousinent tant au plan sémantique (signification des mots) qu’étymologique (origine des mots). Un peu comme si la généalogie de notre langue – qui garde trace des cheminements concrets de la pensée – nous rappelait que la niche écologique de l’homme c’est l’éthique. Rien d’éthéré donc. Pour la collectivité humaine, l’impératif éthique est d’abord un impératif de survie.

« Le sentiment de culpabilité repose sur le socle fondamental du sens de la responsabilité : c’est-à-dire sur une exigence – imposée par la société mais vivement intériorisée par chacun – de solidarité. »

Dérives pathologiques mises à part, le sentiment de culpabilité repose sur le socle fondamental du sens de la responsabilité : c’est-à-dire sur une exigence – imposée par la société mais vivement intériorisée par chacun – de solidarité. La responsabilité, étymologiquement autant que sémantiquement, c’est «répondre» au présent de ce qui se passe dans mon environnement, après en avoir littéralement «pesé» les enjeux. C’est ne pas m’esquiver. Avoir failli à mes responsabilités, face à cet impératif de solidarité, laisse souvent un goût amer : une faille lézarde mon visage dans le miroir. La culpabilité est à ne pas confondre avec la honte. Il s’agit de tout autre chose que cette gêne ressentie après avoir été surpris à commettre un acte réprouvé. En d’autres termes, la culpabilité s’éprouve quand je me vois moi-même comme n’ayant pas agi en cohérence avec mes valeurs – lesquelles découlent, en bonne part, d’une intériorisation des normes qui m’ont modelé. Si, dans le sentiment de honte, j’ai l’impression d’avoir «perdu la face» au regard d’autrui (et cela peut mener au suicide), dans celui de culpabilité, c’est moi qui ne puis plus me «regarder dans la glace», quoi qu’en puissent savoir ou penser les autres. Cela dit, puisque nous évoquons un phénomène de masse (les réactions intenses qui ont suivi le tsunami), il faut ajouter qu’il est aventureux d’extrapoler une dynamique individuelle en l’appliquant, sans plus, à des faits collectifs. En même temps, les limites ne sont pas étanches. Une foule réagit autrement qu’un individu, mais n’est constituée, en fin de compte, que d’individualités remodelées, le temps de leur «agglutinement», par des effets de groupe. Plus haut, vous avez évoqué un aspect politique dans la réaction des gens. Que vouliez-vous dire? Il s’agit d’un aspect peu rassurant de la manière de vivre au sein de nos démocraties technologiquement suréquipées. Plus précisément, d’un avatar de l’analyse faite par Freud du bouleversement psychique à l’œuvre au sein de chaque membre d’une foule, quand celle-ci se met à réagir «comme un seul homme», et souvent avec une démesure qu’aucun individu isolé ne se serait permis sans l’impulsion d’un leader. À l’époque (1921), Freud était encore sous le coup des élans cocardiers de la Première Guerre mondiale. Il n’était pas loin non plus du national-socialisme, des foules qui hurleraient, pleureraient ou chanteraient à tout rompre, magnétisées par leur Führer, alors que dans une foule, même tournée vers un but commun, il y a d’ordinaire plus de dissonance que d’harmonie (regardons les cortèges du 1er mai). Dans les agrégats d’individus relativement égaux, il n’y a jamais, en réalité, que des ego-à-moi-tout-seul, prêts à interagir dans la rivalité à n’importe quelle occasion. En circonstances habituelles, l’idéal collectif officiel ne tempère que modestement les élans rivaux de chaque «idéal du moi» en particulier – c’est-à-dire de la norme intime servant d’image de référence à tout comportement individuel. L’unisson des chants ne résiste pas longtemps à l’entrechoquement des voix… Sauf si, dans la dynamique d’une foule qui se laisse fasciner, chaque idéal du moi particulier s’efface derrière la représentation d’un «idéal du moi à usage collectif», incarné par quelque «guide suprême» expert en sa propre mise en en scène. Les regards de cette foule, soudain réconciliée, convergent alors vers une sorte de prothèse, d’organe unique, qui souffle – ou vocifère – à chacun le comportement qu’il va adopter du même pas… Rien de tel, pour galvaniser les masses, qu’un ennemi ou un malheur commun célébré par un leader charismatique. Rien de mieux qu’un ennemi rendu responsable du malheur commun! Certes, mais nous n’avons plus vraiment à faire avec des tribuns dans nos sociétés occidentales. Aujourd’hui, la figure du leader ne se matérialise-t-elle pas dans la télévision? En effet, dans nos démocraties néolibérales, nous ne possédons plus de tels tribuns. Même à son meilleur, George Bush peine à atteindre les «guignols de l’info», et le cynisme cosmétiqué de Silvio Berlusconi est loin de la faconde grandiose de Benito Mussolini. Par contre, ce n’est pas pour rien que ce magnat de la télévision a reçu, dans son pays, le sobriquet de «Sua Emittenza» («Son Émettence»…), ni que les images du «11 septembre» n’ont cessé de nous hypnotiser en boucle, comme une inlassable incantation. Avec les conséquences que l’on sait sur la guerre d’Irak et les ravages du Patriot Act, lequel a mis à mal sans débat une bonne part des garanties constitutionnelles de la démocratie américaine.

« La «foule» des démocraties contemporaines est une foule atomisée qui ne se vit plus côte à côte, mais poste .de télévision. à poste. »

Aujourd’hui, il est vrai, les magnétiseurs de foules n’existent plus. Mais les foules non plus… La «foule» des démocraties contemporaines est une foule atomisée qui ne se vit plus côte à côte, mais poste à poste. Comme vous le dites, c’est la télévision qui a repris le flambeau. Nous sommes chacun chez soi, seul ou avec les quelques-uns auxquels se réduit notre univers, en train de regarder, au même moment, la même émission dans l’intimité du logis. Dans ces circonstances, nous ne sommes pas des égaux mais plutôt des identiques, identifiés au même standard émotionnel, partageant – chacun depuis sa bulle – le même programme : «programmés» dans tous les sens du terme. Avec le peu de distance réflexive que permet l’image, nous voilà pris, fascinés, même par les prévisions du temps… Il y a un côté hypnotique dû à la nature audiovisuelle du média lui-même, quel que soit le contenu du message. Survient alors le spectacle d’une authentique catastrophe… C’est alors que tout s’emballe et que plus rien ne semble contrôlable. Chacun en rajoute jusqu’à plus soif. Il y a eu un matraquage extraordinaire. Un emballement où les médias ont perdu les pédales. C’est devenu compulsif, tant à la radio qu’à la télévision. Une absolue saturation court-circuitant tout sens critique. Même dans la presse écrite, qui bénéficie souvent de plus de recul face à l’actualité. Ainsi La Libre Belgique, en général mesurée et l’un des rares quotidiens à publier encore de vrais articles de fond, s’est, le temps d’une nuit, transformée en tabloïd aux relents graisseux de fish and chips. En découvrant dans leur boîte un succédané du Sun, les abonnés ont dû croire à une erreur de routage des postes britanniques. Je veux parler de la gigantesque photo, publiée en «Une», d’une plage envahie de cadavres fraîchement échoués, en positions obscènes, ventres gonflés, jambes et bouches ouvertes, yeux exorbités, sexes vaguement apparents… Bref, un irrespect total. Avec pour défense invoquée, l’hypocrite baudruche du «droit à l’information»… Il faut ajouter qu’une bonne part de la rédaction ne s’est pas reconnue dans ces façons de faire, ou plutôt de défaire. Bel exemple de ce que Foulek Ringelheim appelle l’obsolescence de l’obscénité. Pour revenir à la psychologie individuelle, vous avez parlé du sentiment de culpabilité des personnes sorties saines et sauves de catastrophes. Qu’en est-il de ceux qui ont vécu l’événement à des milliers de kilomètres de là? Les organes de presse ont été pris dans une spirale qui semble les avoir dépassés. Comme s’il avait fallu en remettre toujours un peu plus : pléthore d’images, de paroles, et d’écrits, qui n’a manqué de produire des effets intéressants. Car soudain, comme dans une foule magnétisée par un leader et mobilisée au nom d’un même «idéal du moi à usage collectif», chacun – malgré la distance géographique – s’est senti tout à coup très proche du drame, heureux d’avoir été épargné, et peut-être obscurément coupable d’en avoir réchappé… Avec des effets d’expiation consécutifs, positivement traduits en actes de solidarité – tout le monde y allant, peu ou prou, de son écot. Le fait que quelques concitoyens fassent partie des victimes et qu’une part des pays touchés soient considérés comme des «paradis de vacances» de plus en plus accessibles, n’est évidemment pas étranger à cet effet de proximité. En outre, sous l’empire de cette déferlante médiatique mais à un niveau plus socio-politique, quelque chose d’essentiel a été touché. Il s’est agi, en cette époque de nostalgies diverses, d’une sorte de frémissement qui a désengourdi, le temps de quelques soirées télévisuelles, l’impératif éthique majeur de solidarité. Pour le dire en une phrase, la solidarité c’est le visage que prend la nécessaire coopération entre les humains lorsque nous acceptons de renoncer à toute contrepartie identifiable, à tout donnant-donnant quelque peu tangible.

« On peut faire l’hypothèse que, dans une société bénéficiant d’un meilleur sens du collectif, les gens donneraient de manière plus mesurée, plus réfléchie, par un acte plus libre. »

Il s’agit d’un échange dont nous consentons à ne pas percevoir directement les effets de réciprocité, d’un investissement à fonds perdus dans l’humanité, d’un pari sur le mieux-être collectif, via le soutien consenti à de lointains congénères (dans l’espace ou le temps) auxquels nous sommes capables de nous identifier. Il serait facile de montrer la rationalité d’une telle exigence au regard des conditions de base de notre survie collective mais, comme l’a souligné Marcel Gauchet, c’est précisément l’intériorisation des normes découlant de notre rapport obligé au collectif qui se voit aujourd’hui compromise. Les causes en sont multiples, mais la moindre ne fut sans doute pas, au sein des États providence, la délégation à des instances administratives anonymes de la charge des prestations d’aide et de solidarité. D’où la nostalgie qui nous étreint lorsque, visitant des contrées plus que pauvres, nous sommes tout à coup frappés par la richesse des rapports humains. D’où encore, par-delà paillettes et bons sentiments, la valeur d’injection de rappel de la notion même d’humanité, des divers shows qui ont suivi le tsunami. Voulez-vous dire que si nos sociétés occidentales n’avaient pas été aussi néolibérales et individualistes, l’élan de solidarité aurait été moindre? On peut faire l’hypothèse que, dans une société bénéficiant d’un meilleur sens du collectif, les gens donneraient de manière plus mesurée, plus réfléchie, par un acte plus libre. Ici, il s’est agi surtout de contagion émotionnelle. Dans une société authentiquement solidaire, on aurait réfléchi sur le «comment agir?», en raisonnant en termes de projet à long terme en faveur des populations concernées. Nous étions plutôt poussés par l’angoisse face au non-sens quand défaille la solidarité. En outre, le film réitéré d’une seule vague capable d’anéantir la lente édification d’un monde, nous a ramené à la mesure de notre précarité. Comme si, saturés d’images, nos yeux s’étaient malgré tout décillés : consentant, un court instant, par-delà tout déni technologique, au spectacle de notre essentielle fragilité. Dans leur fuite, les notables de Pompéi ont dû être traversés d’une telle image. Naples néanmoins s’est reconstruite face au même péril. Est-ce que le fait que de nombreux touristes occidentaux sont morts dans la catastrophe nous rapproche de celle-ci? En comparaison avec le tremblement de terre de fin 2003 en Iran, par exemple, où il n’y avait pas ou très peu de touristes occidentaux sur place. Comme on vient de l’évoquer, il s’est produit un vécu de proximité à plusieurs facettes. D’abord, une partie des victimes appartenaient peu ou prou à la famille européenne. Les quelques disparus d’origine belge, symboliquement, les rendaient plus proches encore. Nous nous sommes ainsi trouvés en continuité vécue avec les évènements, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas de terres ingrates, de déserts pierreux, de l’impénétrable Darfour, de villages obscurs étouffés par des mollahs… Tout au contraire, nous retrouvions les images de terres de vacances quotidiennement vantées par les agences de voyage, d’annexes rêvées à nos existences laborieuses, d’éden pour corps libérés, de plages idylliques rendues potentiellement accessibles par quelque promotion saisonnière. De sorte que beaucoup pouvaient se dire : «J’aurais pu m’y trouver». Néanmoins, cet effet de proximité a marqué ses limites. Mis à part les engagements sur le terrain, via les ONG ou quelques départs individuels, la participation personnelle a rarement dépassé le stade de la contribution financière : la mobilisation pour une gigantesque célébration œcuménique, à la cathédrale de Bruxelles, fut un échec. Par ailleurs, la possibilité de donner de l’argent aux victimes du tsunami a pu servir de consolation collective face au rappel de notre intrinsèque précarité.

« Il se constitue, le temps d’un soir, une communauté virtuelle autour de quelques stars et d’un thème porteur d’émotions. À ce moment, rendus disponibles, nous pouvons participer en direct à la mise en œuvre de notre générosité. »

Bien sûr, nous savons que nous allons mourir mais nous faisons comme si nous n’y croyions pas. Notre univers culturel, largement basé sur la fiction d’une maîtrise technologique illimitée, contribue à dénier cette précarité. Et tout à coup, voilà cette fiction mise en échec! L’angoisse née de cette irruption spectaculaire de l’immaîtrisable de la mort, dans notre espace privé, fut tout aussitôt compensée par la capacité offerte de maîtriser la situation a posteriori, en soutenant de plus ébranlés que nous. Donner est bien sûr un acte qui regorge de signification. Une porte de sortie était offerte à notre angoisse qui débouchait sur un véritable sens. Or, nous vivons dans un monde où les nécessaires utopies – politiques, religieuses, philosophiques – tombent en déliquescence. Dans ce contexte, toute action de type solidaire, largement médiatisée, contribue à ranimer la foi en l’humanité et à pallier le manque général de sens. Soudain, l’existence paraît moins menacée. En cas de malheur, nous ne serons pas abandonnés. Cet effet de proximité évolue bien sûr en plein imaginaire. À titre de comparaison, tout Belge réside à moins de 200 km d’une zone d’arbitraire et de non-droit qui fait honte à la démocratie. Le problème dont découle la création des «Centres fermés» est réel, mais la réponse détestable. Or, dans ce cas, il s’agit de réels voisins, de solutions politiques à notre portée – mais qui demandent un véritable engagement. Pour terminer, pourquoi certaines personnes donnent-elles de l’argent uniquement en échange de quelque chose? Pourquoi faut-il acheter un disque, regarder un spectacle télévisé, voire sponsoriser une course à pied, pour exprimer sa «générosité»? Il est clair qu’à certains points de vue nous restons tous des enfants… Mais cela participe, en outre, d’une infantilisation généralisée qui n’est pas la moindre caractéristique de notre société. Vous donnez quelque chose? Voilà votre sucette en récompense, votre badge en témoignage : de la solidarité et des jeux! Il se constitue, le temps d’un soir, une communauté virtuelle autour de quelques stars et d’un thème porteur d’émotions. À ce moment, rendus disponibles, nous pouvons participer en direct à la mise en œuvre de notre générosité. C’est un peu court, mais permet de célébrer, sur un mode ludique, quelques valeurs ordinairement bafouées. L’espace d’un soir, foule atomisée, nous communions autour d’images qui donnent sens à notre vie. C’est loin d’être méprisable. Le risque, c’est que, coincées entre météo, pubs, feuilletons, ces épopées médiatiques ne s’inscrivent dans un monde parfaitement déréalisé : Mesdames et Messieurs, le studio s’écroule! Mais le spectacle continue… (applaudissements). Propos recueillis pas Jérémie Detober et Irène Kaufer.