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Vingt-cinq ans d’une autre médecine

Les 3 et 4 février 2006, la Fédération des maisons médicales a fêté ses 25 ans. À cette occasion, 400 personnes ont participé aux travaux d’un congrès intitulé «Refonder les pratiques sociales, refonder les pratiques de santé» dont ce numéro hors-série de POLITIQUE relate l’essentiel de la démarche et des perspectives.

Ce congrès, la Fédération a voulu qu’il soit une étape dans un processus de questionnement et de réflexion autour du sens de nos pratiques. Elle a souhaité associer à cette démarche les différents acteurs de terrain traversés par les mêmes préoccupations. C’est dans ce même souci de partager ces réflexions qu’elle a choisi la revue POLITIQUE pour publier les actes de son congrès : pour élargir le débat avec d’autres qui de près ou de loin se sentent concernés par nos interrogations. Mais pour comprendre ce questionnement, un petit retour en arrière s’impose. Les premières maisons médicales sont nées au début des années septante. Elles s’inscrivaient, comme d’autres associations créées à la même époque, dans un mouvement de changement social, une volonté de la rendre plus égalitaire. Elles voulaient envisager la santé dans sa globalité et remettre le sujet au centre des préoccupations et donc lutter contre le monopole du modèle hospitalo-centriste. La prévention, l’autonomie du patient, sa participation et la promotion d’une démocratie à la fois interne et externe, l’insertion dans le tissu social, figuraient également dans leurs priorités. Actuellement, il y a 71 maisons médicales en Communauté française ; elles occupent plus de 800 travailleurs et couvrent les besoins de santé de 5 à 8 % de la population des grandes villes. Elles ont donc quitté la marginalité et sont regroupées en une fédération qui vient donc de fêter ses 25 ans. Celle-ci s’est construite pour défendre et promouvoir ces pratiques novatrices de santé de première ligne, mais elle a aussi voulu, depuis son origine, inscrire ses revendications dans le cadre d’une politique de santé efficiente et équitable et, au-delà, dans un projet de société solidaire. Au décours de ces 30 années, la société a changé : la chute du Mur de Berlin a ouvert la porte au monopole du néolibéralisme développant la compétition comme règle, l’individualisme comme la philosophie d’existence et la privatisation comme le cadre de son développement. Depuis lors, les crises économiques ont installé une frange non négligeable de la population dans l’exclusion, faisant émerger la question sociale avec force. Elles ont entraîné une dynamique d’exclusion sociale et de chômage structurel et en conséquence de réduction des ressources en cotisations sociales ; la mise en œuvre des politiques de maîtrise des coûts et des dépenses a érodé la couverture sociale, posant clairement la question de l’accès aux soins et, en amont, interrogeant le cadre de la solidarité. Dans ce cadre fort différent du contexte initial, la question sociale envahit le champ de la santé ; la nécessite d’une prise en compte globale des individus et de leur contexte de vie devient la recommandation au même titre que la prise en compte des déterminants de santé d’ordre économique, culturel ou environnemental (les chartes d’Ottawa et de Bangkok de l’OMS vont dans ce sens). Dès lors, les facteurs sociaux, économiques, éducatifs et culturels comme environnementaux sont identifiés clairement comme des leviers à activer pour promouvoir la santé complémentairement à la requalification des systèmes de santé. Et pourtant force est de constater qu’en même temps qu’on évoque une approche globale et intersectorielle, les individualismes sont davantage la règle et que le cloisonnement des secteurs reste désespérément hermétique, que la politique de santé reste une politique de soins… et que la situation institutionnelle «belge» renforce encore l’éclatement des compétences en matière de santé. Du coté de l’offre de soins, la technologie de pointe apporte une réponse performante aux troubles somatiques, mais reste impuissante à agir sur les problèmes de santé, pour lesquels cette technologie est inopérante (problèmes versus maladies) Or c’est dans cette globalité que ces problèmes de santé – «qui ne sont pas que l’absence de maladie» – sont posés ; ils sont la réalité quotidienne des gens, les questions de base avec lesquelles la population sollicite le système social et le système de santé. Cette confrontation à la réalité questionne régulièrement les professionnels de santé et du social sur la finalité de leur mission. Ce n’est pas nouveau mais le sentiment de la fédération est de se trouver dans une période où les repères sont plus difficiles à appréhender, où les valeurs fondatrices sont plus difficiles à repérer et donc où les rapports entre les lignes de force d’une société et les idéaux et ambitions de ses pratiques sont plus complexes à articuler voir parfois complètement antagonistes. Et pourtant, la Fédération et les travailleurs des maisons médicales gardent la conviction qu’un autre monde est possible, comme utopie mobilisatrice mais aussi qu’il y a d’autres possibles dans le champ de la santé et du social. Parmi ceux-ci la dynamique politique résumée par Pierre Bourdieu («Si le social m’est supportable, c’est parce que j’ai gardé la capacité de m’indigner…») est une piste qui implique de s’outiller des moyens de la lecture critique des mécanismes inducteurs des problématiques qui nous confondent comme professionnels et de la capacité de la résistance collective. Aussi la Fédération a-t-elle souhaité réunir tous les acteurs des secteurs sociaux et de santé, le temps d’un week-end, autour de la question du sens de leur pratique dans le contexte social actuel. Le congrès se voulait être une étape dans un processus qui a débuté il y a plus de deux ans. C’est aussi une contribution parmi d’autres à une «réflexion-action» sur la place de ces secteurs dans la société, leur rôle, leur fonction alibi ; la démarche du «pacte associatif» relève pour partie des mêmes interrogations. Une première rencontre avec les partenaires en avril 2005 a permis de constituer les groupes de travail et d’élaborer le processus de préparation que la Fédération voulait le plus participatif possible. L’objectif de ce processus était d’apporter aux participants les éléments nécessaires, communs, à une compréhension et au développement d’une analyse critique de la société d’aujourd’hui. Ce numéro débute par une synthèse de Bernard Barbieaux des différentes thématiques abordées tout au long des dix soirées préparatoires au congrès. Mieux connaître son histoire – un peu comme mieux connaître son «génogramme» -, celle des maisons médicales et l’histoire qu’elles ont traversé, c’est tenter de se percevoir plus justement dans la société. C’est un fil rouge qui a retracé et fixé en vidéo ces 25 années dont un bref aperçu vous est donné par Christian Legrève. Les travailleurs des maisons médicales ont aussi été invités à raconter des histoires de leur vécu professionnel où ils ont exprimé leurs difficultés, leur «écartèlement» entre ce qu’ils voudraient faire et ce qu’ils peuvent réaliser. Un arrangement de ces histoires vous est présenté par Marianne Prévost, Frédéric Kog, Jeancelyne Gillet et Ingrid Leruth. Le congrès se voulait un temps de réflexion sur les pistes à élaborer. Plusieurs intervenants ont donc apporté un éclairage particulier aux questions soulevées. Pour commencer, le professeur Philippe Lecorps a rappelé le lien dialectique entre l’accompagnement, l’aide à partir de la souffrance, le rapport à l’individu et la démarche politique qui la met en perspective. Ensuite, coup de projecteur, par Vanni Della Giustina, sur le livre de Jean Carpentiers (Journal d’un médecin de campagne), un médecin socialement engagé, présent au congrès, qui retrace son itinéraire professionnel en abordant la question de la place du médecin dans la relation avec le patient-sujet-être social, sa nécessaire humilité et l’importance de considérer la personne dans sa globalité et dans toute son histoire. Au cours de ce congrès, des ateliers ont largement laissé la parole aux congressistes, dont les propos ont été rassemblés par Bénédicte Dubois, qui ont exprimé leurs difficultés, les solutions trouvées, leurs propositions à un niveau local mais aussi celles à relayer au niveau politique. Cette dynamique de «refondation» n’aurait de sens sans son développement mobilisateur sous forme de perspectives d’actions. Celles-ci, présentées brièvement dans l’introduction d’Isabelle Heymans et reprises dans sa conclusion, ont été chacune étayées par un témoin : Pierre Reman a argumenté l’option en faveur de la défense de la solidarité sociale ; Luc Carton a conforté l’intérêt d’un cheminement vers une transversalité des constructions des savoirs ; Jeanine Pommier a insisté sur l’incontournable question de la prise en compte des déterminants non biomédicaux de la santé et Eugène Mommen a plaidé la participation réelle des usagers des systèmes de services publics : autant de chantiers qui nourriront la suite de la démarche de la Fédération. Le nouveau président du Mouvement ouvrier chrétien, Thierry Jacques, a quant à lui abondé dans la nécessité d’un front de défense de la sécurité sociale fédérale alors que le ministre Rudy Demotte a convenu de la place de plus en plus incontournable des maisons médicales dans le paysage socio-sanitaire tant par le paradigme qu’elles représentent pour l’accessibilité aux soins que pour leur qualité. Il a également rappelé toutes les mesures prises pour favoriser la pratique de groupe et la revalorisation de la médecine générale. Le congrès n’était qu’une étape dans un processus plus global qui tentera de se déployer sur les quatre perspectives proposées. Le chantier de la sécurité solidaire est en route ; celui de la formation est en œuvre. En effet, l’inadéquation de la formation des professionnels des secteurs santé à rencontrer la réalité des problématiques actuelles de la population sur le terrain a été soulevée dans de nombreux ateliers et avec force. Elle confirme notre souhait de mettre en place avec d’autres partenaires des universités ouvertes qui «transversalisent» les compétences interdisciplinaires et s’alimentent des savoirs profanes. Une première étape de cette démarche sera ainsi l’organisation d’une «Université d’automne» les 21 et 22 octobre 2006 dont Christian Legrève lève un coin du voile pour conclure ce numéro.