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Faire vivre les questions sociales

Ce numéro spécial avait notamment pour objectifs de questionner notre relation au débat public et l’apport de notre revue… de débat, mais également d’échanger avec d’autres rédactions (écrites et indépendantes) proches de Politique et qui, comme nous, entretiennent la vie démocratique en Belgique francophone. Et ce en leur posant deux questions : 1. Les magazines et revues sont-elles des lieux de débats ? et 2. Comment nourrissent-elles le débat public et participent-elles au débat démocratique ? Voici leurs réponses.

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022). Cette réponse fait partie d’un tout avec celles de La Revue nouvelle, d’axelle, d’Imagine, de Wilfried, de DeWereldMorgen et de Sampol.

Alter Échos (1996) « Regard critique · Justice sociale » – Mensuel (10 numéros par an) indépendant traitant de l’actualité sociale sous un œil critique. Réalisé par l’Agence Alter, le titre d’éducation permanente s’adresse à un public averti (politiques, professionnels du secteur social, citoyen·nes engagé·es).
www.alterechos.be

Alter Échos a débuté l’année 2022 avec son 500e numéro. Des dizaines de milliers de pages écrites. Et un nombre incalculable de lectures et de discussions avec des interlocuteur·ices divers·es et varié·es sur des enjeux qui apparaissent et d’autres qui se répètent.

Si nous avons l’habitude de poser des questions aux autres, il est l’heure aussi du haut de nos 26 printemps de nous interroger nous-mêmes : « Qui sommes-nous aujourd’hui ? », « Quel est notre sens » ? »
Prendre le temps de l’heure du bilan est nécessaire, d’autant que ce quart de siècle d’existence a vu se modifier en profondeur les univers médiatique et associatif, deux mondes parmi lesquels nous évoluons puisque nous sommes un média reconnu en éducation permanente.

Inutile de rappeler en plus que les crises se succèdent, se multiplient, se superposent et charrient des inégalités toujours plus profondes, qu’il nous tient à cœur de décrypter et de transmettre – à partir de celles et ceux qui les vivent, qui les combattent – depuis notre création.

Défense des droits

Alter Échos est une émanation de l’Agence Alter, née en 1995, à l’initiative d’une poignée de jeunes journalistes et militant·es engagé·es « qui avaient envie d’en découdre avec la société », « d’avoir une démarche sociale et de traiter l’innovation sociale » pour reprendre les propos de ses fondateurs.

Le premier numéro paraît le 24 février 1997. Il prend la forme d’un bulletin d’information envoyé gratuitement tous les 15 jours aux professionnel·les du secteur social. À la Une, l’équipe adresse ces mots : « Alter Échos est conçu comme un outil de travail. Votre outil de travail. Il veut rencontrer des préoccupations prioritaires : votre efficacité et les droits des publics qui vous rencontrent au quotidien ».

« Il y avait besoin, à l’époque, d’une information factuelle, bien faite et indépendante des traditionnels piliers que sont les syndicats ou les administrations », se rappelle Thomas Lemaigre, salarié pendant seize ans à l’Agence Alter – successivement comme journaliste, rédacteur en chef et directeur[1.Lire notre historique complet, réalisé par Laurence Dierickx dans le cadre de sa thèse de doctorat.].

Aujourd’hui, Alter Échos est toujours un outil de travail et d’information. Il a évolué au fil des années pour devenir un magazine critique des problématiques sociales, qui s’adresse tant aux acteur·ices, décideur·euses, professionnel·les du social qu’aux citoyen·nes engagé·es et curieu·ses, dans une démarche d’éducation permanente. C’est notamment pour atteindre ces derniers que notre revue a pris sa place en librairie et opéré un changement de maquette en 2017. Au fil du temps, notre magazine a aussi élargi ses sujets à d’autres secteurs, en privilégiant une approche transversale (par exemple enjeux de mobilité et social, énergie et social, etc.), et varié ses formats pour s’inscrire davantage dans la « presse » que dans le bulletin d’information associatif.

Du journalisme social

Au cœur de la ligne éditoriale d’Alter figurent donc, depuis sa création, les questions sociales et la défense des droits. La justice sociale est dans notre ADN. Nous entendons ce journalisme social comme un journalisme qui porte la voix des exclu·es, des invisibles, qui décrypte et analyse les mécanismes inhérents à la création des inégalités. Cette identité nous distingue de la presse « généraliste ».

« La place marginale du social dans les médias a toujours selon moi existé. Au [journal Le] Soir, on suivait les interlocuteurs sociaux, mais tout le reste, tout ce qui touchait à la pauvreté, à l’associatif, à la toxicomanie ou que sais-je encore, bref le social au sens large, n’a jamais intéressé personne. Sauf quand il y avait une actualité particulière, qui pouvait faire l’objet d’un reportage ou d’un micro-trottoir », explique à ce sujet Martine Vandemeulebroucke, journaliste de longue date et fidèle « freelance » de la rédaction d’Alter Échos[2. Lire « Il y a dans les rédactions une incompréhension totale du ressenti de ceux qui sont exclus », entretien croisé entre J. Durant (RTBF) et M. Vandemeulebroucke, Alter Échos, n°500, janvier 2022.].

La couverture du social par la presse généraliste a évolué dans le bon sens, dans le sillage des crises financière, sanitaire, environnementale, et du creusement des inégalités. Par engagement ou par défaut ?, oserions-nous interroger. Comment en effet faire correctement son métier de journaliste, rendre compte du réel, sans évoquer les inégalités frappantes et croissantes.

En revanche, on peut toujours déplorer dans les médias généralistes un manque de diversification des sources, une parole qui vient « d’en haut », un attrait pour les « nouveaux » phénomènes plutôt que pour les problématiques structurelles et des sujets qui sortent encore trop souvent des bureaux étriqués des conférences de rédaction.

Alter Échos n’échappe pas toujours à ces pièges, s’attelle à résister à ce « journalisme assis »[3.Expression de M. Vandemeulebroucke dans « À quoi bon médiatiser le social », BIS, n° 175, octobre 2017.] et veut défendre, dans un paysage médiatique nécessairement pluriel, sa place singulière… et pas toujours confortable.

Rester debout et en mouvement

Notre numéro 500 s’est penché sur le rôle des « corps intermédiaires » dans un contexte plus général de crise de la démocratie représentative. Ce n’est pas un hasard si nous avons choisi ce thème qui s’intègre dans nos réflexions existentielles. En ou­­ver­ture du dossier, nous écrivons : « Syndicats, mutuelles, associations, collectifs. Depuis plus d’un siècle, ces structures que l’on appelle parfois “corps intermédiaires”, font partie du paysage en Belgique. Elles sont même pour certaines les garantes de la vivacité de notre démocratie, qui ne se limite pas à de simples élections. Forces de proposition, de participation, relais de la parole des citoyens, elles entendent aussi souvent jouer un rôle de contre-pouvoir, de garde-fou. Pourtant, depuis des années, on les dit en perte de vitesse. Dépassées par la révolution digitale. Doublées par toutes sortes de nouveaux collectifs, fruits justement de cette révolution digitale. Incapables de s’adapter à cette nouvelle société où tout est éclaté, atomisé, individualisé et d’y porter un combat collectif. Voire affaiblies, parfois, par un pouvoir politique qui n’entend pas toujours, ou plus toujours, partager son pouvoir de décision… »

Les constats et les questions qui jalonnent ce dossier – le rapport associatif/pouvoirs publics ; les façons d’« habiter la distance » entre les citoyens et l’État[4.Pour reprendre les propos sur la démocratie d’Ariane Estenne, présidente du Mouvement ouvrier chrétien, interviewée dans le numéro 500 d’Alter Échos aux côtés de Magali Plovie, présidente du Parlement francophone bruxellois.], l’omniprésence des réseaux sociaux, etc. – nous nous les approprions, en tant qu’association et média, en tant qu’« intermédiaire » (et pas porte-parole, y compris quand on est un média engagé !), en tant que « quatrième pouvoir ».

À l’instar du secteur associatif dans son ensemble, soumis aux risques de sous-traitance associative par les pouvoirs publics et de lourdeur administrative (qu’on observe par exemple dans la multiplication des appels à projet), Alter Échos doit s’affirmer, garantir son indépendance, maintenir vivace sa force de proposition, de discussion et de contradiction. En somme, cultiver, assumer et défendre sa maturité sans perdre sa fougue adolescente. Continuer à exercer son imagination, sa créativité, tout en devant assurer, renouveler, multiplier, ses sources de financement.

Pour rester « debout », pour préserver/restaurer la confiance avec la société, il nous faut aussi garder des liens forts avec le terrain citoyen, associatif et académique, des mondes qui méritent de se parler sur les questions qui nous occupent et que nous aimerions davantage faire se rencontrer.

Être présent dans la cité. On s’y essaie aussi à travers notre projet Alter Médialab, projet de journalisme participatif réunissant notre équipe de journalistes professionnel·les et des personnes qui n’ont pas naturellement accès aux tribunes médiatiques, ou des étudiant·es que l’on sensibilise au traitement des questions sociales (via le projet BruXitizen)[5.Voir l’entretien avec Chaïma El Yahiaoui dans ce numéro. (NDLR)].

Ces projets étalés sur plusieurs mois débouchent sur des productions et des publications – accompagnées par notre équipe et des collaborateur·ices extérieur·es (en radio et photo). Avec ces projets menés par l’Agence Alter, nous prenons en compte la nécessité de l’expression citoyenne, nous écoutons les critiques formulées à l’égard des médias, nous partageons les micros et stylos sans rien céder, dans notre publication mensuelle, à la démarche et aux exigences d’une pratique journalistique professionnelle.

Ces rencontres viennent aussi renouveler et déplacer notre regard sur des questions que nous pensons connaître à force de les traiter, elles éclairent l’homogénéité sociale certaine de la rédaction et la nécessité de l’élargir. Renouveler les plumes, c’est s’ouvrir à d’autres narrations et imaginer d’autres récits, nécessaires pour donner du sens et construire une culture commune.

Dans un contexte de crises au pluriel, nous devons défendre une presse associative et indépendante nécessaire à la vitalité démocratique. En retour de la confiance et du soutien que nous donnent tant les interlocuteur·ices que les lecteur·ices, nous devons continuer de défendre un journalisme public[6.Au sens où l’entend le journaliste américain Jay Rosen. Le « public journalism » désigne une approche du métier de journaliste qui vise à accroître l’utilité sociale des professionnels de l’information au sein de leur environnement afin de garantir un meilleur fonctionnement de la vie démocratique. ], un journalisme non marchand : raconter le monde de façon critique et contradictoire ; faire remonter les injustices, les enjeux et les décrypter ; faire surgir des contradictions et rencontrer l’altérité (que nous préférons à « alternative »…). Loin du vacarme des réseaux sociaux et du ronron médiatique, il nous faut prendre le temps de la moisson des fragments de vies invisibles.

(Image de la vignette et dans l’article sous copyright d’Alter Échos.)